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charmant séjour, je me suis embarqué sur un petit bâtiment grec qui s’y trouvait et je suis revenu à Parthéniza pour reprendre le prince de Ligne qui s’était impatienté et était allé m’attendre où nous devions coucher. Je le trouvai faisant des vers pour mettre sur les monumens qu’il veut faire élever pour l’impératrice et le prince Potemkin. Il était enchanté de ses Tartares, qui, cependant, veulent tous quitter Parthéniza. Pour moi, qui, grâce à Dieu, n’en ai que dix familles trop riches pour avoir suivi l’exemple de ceux qui ont abandonné leurs maisons, je ne peux trop me louer de leur réception. À mon arrivée, l’on tua l’agneau le plus gras, l’on me servit des noix, seul fruit du moment, de la crème bien douce, du lait aigre de vache et de jument, enfin tout ce que les Tartares aiment le plus. Aussi ne fis-je pas grand honneur au souper que Ligne avait fait préparer. Le vent était favorable pour aller à Soudac, où j’ai des vignes et où il était incertain si l’impératrice ne viendrait pas dîner le lendemain. Je proposai à Ligne de partir sur-le-champ, mais il voulait se coucher. Je consentis à l’attendre jusqu’à trois heures du matin que nous nous rendîmes au bord de la mer. Il pleuvait à verse ; la mer n’était pas très belle. Ligne prétendit alors que nous courrions risque de ne pas arriver. J’eus beau lui dire que, de lieue en lieue, l’on trouvait des villages sur le bord de la mer où nous aurions des chevaux en cas de vents contraires ; que nous irions à la rame comme à la voile ; comme il n’est pas du tout marin, je ne pus pas le convaincre. Il renonça à voir Soudac et il reprit le même chemin qu’il avait suivi en venant. M. de Ribas alla avec lui. Je ne gardai que mon valet de chambre et un interprète avec deux Tartares.

« Je suivis la côte jusqu’au cap Coup ( ? ) qui n’est éloigné de Soudac que de quinze verstes. Les Tartares me donnèrent de bon fait et des chevaux excellens. Celui que je montais était si bon que je voulus l’acheter. Jamais cheval ne m’a fait autant de peur. À peine fus-je dessus qu’il partit à toute course pour rejoindre le Tartare qui me servait de guide et qui avait pris les devans, pendant que l’on arrangeait ma selle. Nous avions une grande descente près d’un précipice ; il partit à toute course. Le Tartare, qui me vit venir, se mit au galop, de sorte que, le chemin étant trop étroit pour arrêter mon cheval qui voulait aller et qui, en se renversant, aurait pu me précipiter, je pris le parti de le laisser faire. Je volais ; jamais je n’ai rien monté de plus léger et d’aussi sûr. Aussi achetai-je ce bon petit cheval tout ce que l’on voulut, c’est-à-dire cent francs, et je l’ai laissé à l’homme qui dirige mes vignes jusqu’à ce que j’aie une occasion de le faire venir. Sur le chemin je fus arrêté par une noce tartare ; la femme, qui était