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prétendent non sans quelque raison leurs bourreaux, pour le plus grand bien de l’humanité.

Est-ce à ce titre que les séances du palais du quai d’Orsay ont été suivies, à leur début, par un public mondain, très élégant, entièrement distinct de celui qui se porte aux débats des drames passionnels d’une cour d’assises ? C’est possible. Les plaidoyers que beaucoup de jeunes femmes sont venues durant plusieurs jours entendre au quai d’Orsay n’ont pu les intéresser. Mais palpitante pour elles était la question de savoir si, par suite d’une extermination brutale des phoques, elles allaient être privées un jour de la plus riche des fourrures connues, d’un abri dont la douce chaleur les a si souvent préservées du coup d’air glacé, qui parfois les guette et les tue en pleine éclosion de leur jeunesse.


I

C’est vers la fin du XVIIe siècle que des navigateurs russes partirent de Sibérie pour explorer les mers de l’Océan arctique. Presque seuls à sillonner ces immenses solitudes, ils n’y portaient d’autre intérêt que celui de naviguer sous des latitudes nouvelles. En 1728, quatre-vingts ans plus tard, Behring découvrait le détroit qui porte son nom. Au second voyage que le navigateur danois fit dans ces parages, il reconnut le plus grand nombre des îles Aloutiennes, plus celles du groupe du Commandant sur l’une desquelles son navire échoua. En hasard heureux fit que l’île où il perdait son bâtiment se trouvait être un des rares repaires, — rookeries, — préférés par les phoques de l’espèce aujourd’hui si recherchée du Callorhinus ursinus. Ces animaux s’y rassemblaient annuellement en grand nombre ; les femelles y mettaient au monde leurs petits ; les mâles les fécondaient de nouveau et, à l’approche de l’hiver, tous ensemble prenaient la mer pour se diriger, on ne savait alors dans quelle direction. C’était par centaines de mille qu’ils y revenaient aux beaux jours.

On se doute bien de la stérilité qui règne dans l’archipel du Commandant. Nulle créature humaine ne pourrait y vivre des fruits du sol. De rares tribus d’Esquimaux se rencontrent bien aux alentours du détroit de Behring ; il y a aussi quelques indigènes vivant de pêche et de chasse dans les Aléoutiennes, mais il faut descendre plus bas dans le sud-américain pour trouver des Indiens en société ou plutôt en tribus. La péninsule d’Alaska, les côtes nord de la Sibérie sont également rebelles à toute culture. Jusqu’à l’installation des pêcheries que les Américains devaient y établir, les navigateurs ne trouvèrent que solitude et désolation.