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On nous accuserait, à juste titre, de jouer sur les mots. Nous nous bornons à dire que la spéculation procède d’un raisonnement et à ce titre diffère essentiellement du jeu, qui attend tout du hasard.

Il ne faut d’ailleurs pas entendre par spéculation les seules opérations sur les fonds publics, actions et obligations, ni croire qu’elle se borne aux opérations à terme. Les marchandises, quelles qu’elles soient, les immeubles même lui servent d’aliment. D’autre part, elle s’exerce également sur ce qu’on appelle le comptant, c’est-à-dire sur cette forme de l’échange qui consiste dans la livraison immédiate de l’objet vendu contre versement concomitant du prix par l’acheteur. Spéculer, dans le sens commercial du mot, c’est acquérir un objet quelconque avec l’espoir de le revendre à un prix supérieur au prix d’achat ; ou inversement le vendre dans la pensée de le racheter plus tard à un prix inférieur.

Il résulte de cette définition que bien peu d’actes humains sont exempts de spéculation. Le marchand au détail qui va s’approvisionner de clous chez le fabricant ne les achète que parce qu’il a l’espoir de les revendre plus cher aux passans qui entreront dans sa boutique : il les paiera 10 francs le quintal à l’industriel qui les forge parce qu’il compte bien les revendre à raison de 12 francs le quintal à sa clientèle. Mais tant qu’il n’a pas revendu la totalité des clous dont il s’est fourni chez le cloutier, il spécule sur ce stock de marchandises ; il est, pour employer une expression technique dont le sens apparaîtra clairement ici, à la hausse sur les clous. S’il n’avait pas foi dans le prix de 12 francs auquel il estime qu’il revendra sa ferraille, c’est-à-dire dans cette majoration de 2 francs par quintal sur la somme déboursée par lui-même, il n’aurait aucune raison d’acheter à l’avance une certaine quantité du produit qu’il espère écouler.

Le raisonnement qu’il fait ne diffère pas, dans son essence, de celui en vertu duquel un audacieux capitaliste avait, il y a un quart de siècle, acheté trente ou quarante mille actions du chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée. Cet achat n’était fait qu’en prévision d’une hausse ultérieure, c’est-à-dire de demandes nombreuses amenées par le besoin que d’autres capitalistes auraient des mêmes titres, au fur et à mesure que les raisons de la plus-value, pressenties par le premier acheteur, apparaîtraient clairement à un plus grand nombre d’individus.

La pensée humaine elle-même donne matière à des spéculations. Le libraire qui achète le manuscrit d’un auteur ne lui paie une certaine somme que parce qu’il espère vendre un nombre d’exemplaires tel du livre imprimé qu’il recouvre le prix de son achat,