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où le vendeur qui s’engage le 5 juin à livrer le 30 juin un titre de 3,000 francs de rente ne possède pas ladite rente.

Nous sommes ici en présence d’opérations auxquelles le langage vulgaire a plus spécialement réservé le nom de spéculations.

Il y a dans cet engagement réciproque de l’acheteur et du vendeur des 3,000 francs de rente française un aléa qui le fait parfois designer brutalement du nom de pari à la hausse ou la baisse sur les fonds publics, quoique ce soi-disant pari implique bien souvent tout autre chose que le jeu de hasard auquel on voudrait l’assimiler.

Mais il n’en est pas moins vrai que souvent l’acheteur qui n’a pas les 96,000 francs le 5 juin n’achète que dans l’espoir de revendre plus cher avant le 30 juin, date fixée pour son paiement, et que souvent aussi le vendeur qui n’a pas la rente le 5 juin ne vend que dans l’espoir de la racheter meilleur marché avant le 30 juin, date fixée pour sa livraison.

Cette catégorie d’opérateurs, nous en ferons volontiers l’aveu, n’offre guère d’intérêt au point de vue général. Leur action dans l’ensemble du mouvement économique de la nation n’a rien de nécessaire, et, si les affaires à terme n’avaient d’autre raison d’être que de permettre ou de favoriser de semblables échanges, nous ne serions pas de ceux qui s’opposeraient à leur suppression, en admettant que cette suppression fût possible, ce qui reste à démontrer.

Et pourtant, même ici, l’économiste ne peut s’empêcher de constater que ces spéculateurs remplissent sans en avoir conscience un rôle qui a son utilité. Grâce à la multiplicité, à la fréquence de leurs achats et de leurs ventes, ils élargissent singulièrement ce qu’en termes techniques on appelle le marché d’une valeur. Pour ce qui est en particulier de la rente française, notre ministre des finances serait sans doute le dernier à vouloir la mort de ce groupe nombreux et bruyant de « parieurs » sur nos fonds publics qui ne songent, il est vrai, qu’à réaliser journellement de petits bénéfices grâce aux écarts pratiqués sur les cours, mais qui, par la masse incessante de leurs opérations, donnent au marché de nos rentes une ampleur, une étendue et une force de résistance incomparables. La multitude des ordres transmis en sens contraire agit comme une synthèse de courans qui maintiendrait la surface des eaux à peu près immobile ; les forces opposées, quelle que soit leur grandeur, s’annulent. C’est grâce à cet état de choses que les échanges de nos rentes peuvent se faire sur la place de Paris avec une facilité sans égale au monde. Les consolidés anglais eux-mêmes sont loin de présenter une élasticité semblable.