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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/633

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Le jeu dura, comme si rien ne fût arrivé, jusqu’à ce que les vieilles gens eussent fait leur apparition, ce qui mit fin à la fête. En reconduisant miss Conklin, Bancroft lui dit :

— Comment puis-je vous remercier assez de votre bonté pour moi ? Vous m’avez appelé presque aussi souvent que je vous ai demandée moi-même.

— Je l’ai fait pour ennuyer Seth Stevens.

— Pas du tout pour me faire plaisir ?

— Peut-être un peu, dit-elle. — Et tous les deux se turent. Bancroft n’aurait pu prononcer un mot. Ce silence lui semblait tout frémissant de doutes ; l’importance d’une parole décisive l’effrayait et une habituelle circonspection l’aidait à réprimer ses désirs. Tout à coup, miss Conklin parla, plus bas qu’à l’ordinaire, mais en mettant un accent de triomphe coquet dans sa question :

— Ainsi, après tout, vous m’aimez ? vous m’aimez vraiment ?

— En doutez-vous ? répondit-il d’un ton de vif reproche. Mais pourquoi dire après tout ?

— C’est que vous ne m’aviez pas embrassée en revenant de l’église dimanche dernier, quand je vous montrais l’école et le reste…

— Aurais-je donc pu vous embrasser alors ? J’aurais eu peur de vous offenser.

— M’offenser !.. Mais comment donc. Toutes les filles s’attendent à être embrassées quand elles sortent avec un homme.

— Réparons le temps perdu, Lou. Vais-je vous appeler Lou ?

Tout en parlant, Bancroft avait glissé un bras autour de sa taille et il l’embrassait coup sur coup, tandis qu’elle répondait :

— C’est mon nom. Mais là ! j’ai idée que vous avez assez réparé comme ça !

En même temps, miss Conklin se dégageait ; toutefois, arrivée à la maison, elle tendit ses lèvres, de la façon la plus naturelle, avant de se séparer de son compagnon.

Quand il fut en sûreté dans sa chambre, Bancroft réfléchit. Dressé aux strictes bienséances bostoniennes, il s’était trouvé pris au dépourvu par la liberté des façons de l’Ouest. Il était jaloux aussi de la persistance avec laquelle Stevens s’attaquait à Lou. Il lui semblait clair que ce Stevens avait été encouragé par elle dans le passé. Ceci le conduisit à supposer que sa hardiesse et son abandon étaient particuliers, sinon à elle, du moins à la classe dont elle faisait partie. Et il la condamna avec un sentiment de respectabilité outragée. En outre, il se sentait, comme homme, quelque peu humilié ; une jeune fille ne doit pas faire les premières avances. Elle avait eu parfaitement tort de lui demander s’il l’aimait. Et cependant, à mesure que le souvenir de sa beauté s’emparait