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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/645

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— Laissez-les boire. Après j’en viendrai à bout.

— Hum ! — L’Ancien garda le silence pendant quelques secondes, puis il reprit, comme s’il eût pensé tout haut : — Il y a huit milles jusqu’à Eurêka ; elles auront encore soif avant d’arriver en ville ?

Bancroft, qui avait réfléchi de son côté, répondit à la pensée de l’autre : — Bien sûr. Si vous leur permettez maintenant une gorgée ou deux, elles se laisseront faire, et, longtemps avant d’atteindre Eurêka, auront soif autant que jamais.

Sans un mot de plus, l’Ancien galopa jusqu’au creek, suivi par Bancroft. En dix minutes, les deux hommes eurent renversé la make-fence sur une distance de quelque cinquante mètres le long de l’eau ; vaches et bœufs, s’élançant par cette brèche, se mirent à boire avec avidité. Aussitôt que Bancroft vit qu’ils en avaient avalé un bon coup, il fit entrer son cheval dans la rivière et commença de les ramener vers le corral. Ils obéissaient sans peine maintenant, et en tête chevauchait l’Ancien, les pans de son long habit de toile d’un brun blanchâtre voltigeant derrière lui. En une demi-heure, Bancroft eut introduit le troupeau de trois cent soixante-deux bêtes dans le corral ; à mesure qu’elles défilaient, l’Ancien les comptait lentement et avec soin. Du corral elles furent dirigées par la prairie sur Eurêka. Mais ce chemin longeait le creek, quelquefois très près du courant et sans qu’il existât aucune barrière. Par la poussière et la chaleur, les bœufs furent bientôt altérés de nouveau, et il fallut toute l’énergie de Bancroft pour les empêcher de se jeter dans la rivière. Une fois ou deux, il crut, tant fut grande la bousculade, qu’ils l’y précipiteraient en même temps, ainsi que son cheval. Ce fut pour lui un soulagement quand, après environ quatre heures de marche, on aperçut la petite ville. Avec le consentement de l’Ancien, il permit alors aux malheureux bœufs de se désaltérer à leur guise, tandis qu’il attendait, toujours en selle, pantelant, le visage inondé de sueur. Pas un mot ne fut échangé jusqu’à la fin de cette opération, après laquelle Bancroft poussa de nouveau son cheval dans le creek et ramena les bœufs sur la route, la bouche et les flancs tout ruisselans. On leur fit remonter le coteau et suivre les rues jusqu’à la cour où se trouvait le pesage. L’Ancien rencontra là son acheteur ; mais, aussitôt que ce dernier eût regardé les bœufs, il partit d’un éclat de rire.

— Allons, s’écria-t-il, je vois que vous les avez laissés boire tout leur soûl, mais je n’achète pas de l’eau pour de la viande. Non, monsieur, je vous garantis que non.

— Je m’en doute bien, répondit gravement l’Ancien, mais la route était longue et poussiéreuse, de sorte qu’ils se sont désaltérés dans le creek.