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toute, Bancroft avait raison d’être fier de sa diplomatie, il avait raison de croire la partie gagnée ; cependant, si perçant que fût son coup d’œil, il ne découvrait pas encore tous les facteurs de la lutte.

Le lendemain matin, Lou se mit à considérer sa position ; il ne lui entra pas dans l’esprit qu’elle se fût quelque peu compromise avec Barkman en l’autorisant, en l’encourageant même à compter sur une réponse favorable. Elle avait une telle habitude de ne rien voir qu’au point de vue de son intérêt personnel et de sa propre satisfaction qu’une telle pensée ne pouvait lui venir ; la fidélité à des obligations délicates qui ne s’imposent pas est la preuve d’une noblesse morale assez rare. Lou voulait seulement décider ce qui vaudrait le mieux pour elle, et elle considérait la question sous toutes les faces, sans arriver à conclure. Barkman était aimable et bon, soit, mais elle ne se souciait pas de lui et elle aimait George. Pourquoi n’était-il pas comme Barkman ?.. Et elle se plongeait dans ses réflexions, sentant au fond du cœur qu’elle ne pouvait renoncer à George, qu’elle ne pouvait prendre son parti de le perdre ; et pourquoi s’y résoudre, puisqu’en somme ils s’aimaient, elle et lui ? Tout à coup une idée la frappa, une idée lumineuse. Elle se rappela comment, trois mois auparavant, elle avait été invitée au bal, à Eurêka. Son amie, miss Jennie Blood, chez qui elle logeait, lui avait conseillé de se décolleter et, avec son aide, elle avait, pour la première fois, porté un corsage qui lui découvrait les épaules. D’abord, elle s’était sentie mal à son aise, très mal à son aise, mais les hommes, évidemment, avaient aimé cela, tous les hommes. Elle avait lu leur admiration dans leurs yeux, et Jennie Blood lui avait dit qu’elle tournait toutes les têtes. Si seulement George pouvait la voir décolletée, — cette pensée la faisait rougir, — elle gagnerait peut être la bataille. Mais c’est qu’il n’y avait ni bals, ni rien dans ce pays mort. L’idée cependant la hantait ; comment faire ?.. Et elle pensait, repensait. La solution lui vint sous forme d’inspiration soudaine. Au milieu du jour il faisait encore chaud ; pourquoi ne s’habillerait-elle pas comme pour le bal, ou à peu près ? Et puis elle irait ranger la chambre de Bancroft avant qu’il ne rentrât de l’école. Son cœur battait très vite, tandis qu’elle complotait ce grand coup. Au fond, quel mal y aurait-il ? Ne lui avait-on pas dit que, dans le sud, toutes les jeunes filles portaient, l’été, des robes décolletées, et puis elle aimait George, elle était sûre d’être aimée de lui. N’importe qui en ferait autant. Cependant elle hésitait, troublée. Bah ! elle essaierait cette toilette de bal pour juger de l’effet. — Mais quand elle eut placé son petit miroir sur une chaise afin de se mieux voir, elle fut épouvantée : non,