Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/807

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répandent en tous sens, créant de nouveaux modes d’activité individuelle, dominant la foule anonyme, formant les innombrables variétés des caractères, des talens et du génie. La loi de l’antinomie gouverne le monde, les forces opposées s’équilibrent dans un antagonisme continuel, elles se mêlent, se déplacent, et de leur jeu combiné sortent des forces nouvelles qui produisent à l’infini la vie, le mouvement. Le monde ancien avait son unité, sa diversité ; autres seront celles des siècles futurs, plus intenses sans doute leur puissance de rayonnement, leur fécondité. Et peut-être les hommes de ces temps-là sauront-ils gré à ceux d’aujourd’hui d’avoir éclairé quelques coins du tableau, puisque, à côté du bonheur instinctif, se trouve le bonheur réfléchi, le bonheur de comparaison, et qu’il y aura pour eux quelque charme à se remémorer les efforts des générations antérieures, et, je l’espère, à se sentir plus heureux.

Ces usages et ces coutumes, l’homme de la terre semble préposé à leur garde ; tandis que les autres classes de la nation se démènent dans une fiévreuse inquiétude, lui seul demeure attaché à la tradition ; il a cette force énorme, le goût de la stabilité, la patience ; il aime à faire ce que ses pères ont fait, par cette seule raison qu’ils l’ont fait, parce que leurs pratiques lui semblent empreintes d’une sagesse profonde et cachée. Ne lui citez pas Bacon et Pascal attachant le nom d’antiquité à la vieillesse du monde, à son âge mûr, montrant que les anciens forment proprement l’enfance de l’humanité : il croira que vous vous gaussez de lui, se fâchera ou se renfermera dans un silence plus expressif que sa mauvaise humeur. Il faut laisser les bornes où Charlemagne les a plantées : le mot est typique et ne manque pas de grandeur. Que le progrès gronde à sa porte, qu’il assiste tous les jours à une merveilleuse leçon de choses, en voyant les chemins de fer, les tramways à vapeur traverser son village, de belles églises, des maisons d’école spacieuses s’élever au lieu de ces pauvres bâtisses dont il se contenta si longtemps, que le journal à un sou lui apporte chaque matin des nouvelles des cinq parties de l’univers, à lui dont les parens lisaient tout simplement l’almanach, qu’avec des instrumens perfectionnés, des engrais chimiques, des semences de choix, le grand propriétaire son voisin obtienne 30, 35 hectolitres de blé, tandis qu’il en récolte 15 à 16, de tels changemens modifient insensiblement cette âme de fer, et de bons esprits se demandent s’ils n’ont pas affecté gravement la classe agricole, battu en brèche de façon dangereuse les vertus conservatrices qui formaient son apanage. Sachons-lui gré du moins de respecter son propre passé, ne lui demandons pas de le renier, et ne lui en veuillons pas trop de pousser jusqu’à la routine l’esprit de tradition. Qui sait si le féti-