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Il est hors de doute que la fusion est commencée. Les rivalités ne sont plus ce qu’elles étaient. Les frontières intérieures de l’ancienne Italie s’effacent de jour en jour. Mais l’œuvre est loin d’être terminée. Si vous interrogez un passant quelconque sur sa nationalité, même en vous servant des mots les plus généraux, comme celui de pays ou de patrie, il vous répondra : « Je suis Piémontais, Vénitien, Calabrais, Sicilien. » Il ne répondra pas : « Je suis Italien. » À propos de mariages, de politique, de commerce, vous entendrez sans cesse l’habitant d’un ancien duché ou d’un ancien royaume parler sans ménagement de la province voisine. Un Napolitain vous dira, par exemple, comme l’un d’eux me l’a dit : « Je n’aime pas aller à Rome. Ces Romains nous reçoivent comme des étrangers. » Mais les différences sont surtout sensibles, et je ne crains pas d’affirmer, qu’un reste d’animosité est encore vivant, entre gens du nord et gens du sud, entre le nord industriel et riche et le midi pauvre, entre le nord réfléchi et le midi bavard, entre le Milanais qui a sa villa au bord du Lac Majeur, et le Palermitain qui possède un fiel électoral dans un district montagneux de Sicile. Voici quelques mots recueillis çà et là, et qui m’ont frappé.

Un riche commerçant du nord me disait : « L’idée de Napoléon avait du bon : royaume de la haute Italie, royaume de la basse Italie. En tout cas, ce sont deux territoires qui ne devraient pas avoir les mêmes institutions. »

Un Piémontais : « Nous sommes un pays trop long, monsieur. Jamais la tête et la queue ne se toucheront. Si on les y force, la tête mordra la queue. »

Un autre : « Savez-vous, monsieur, un des principaux obstacles que rencontre la propagande républicaine dans notre pays ? C’est qu’un homme qui prêcherait une révolution serait nécessairement d’une province. Et cela suffirait pour qu’il fût peu écouté dans les autres. Voyez-vous un habitant des Marches prêchant un Calabrais ? » Un Florentin : « Vous êtes, en France, bien plus centralisés que nous. Cependant, nous trouvons que nous le sommes déjà beaucoup trop. Dans le grand monde et dans toutes les provinces, ici même, et à Rome, et à Naples, et à Palerme, quand on ne parle pas français, on parle patois. L’italien est plutôt négligé. Nous nous servons de ce procédé lent et doux, en manière de protestation indirecte contre l’excessive unité que plusieurs voudraient nous imposer. M. Crispi songeait à fonder une académie des dialectes à Rome. Le temps lui a manqué pour réaliser cette idée originale. Mais il avait le sentiment de la vitalité des langues provinciales. Et, soyez-en sûr, il y a dans cette persistance du dialecte, parmi