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croyons pas plus que nous ne croyons à l’annexion du royaume havaïen, que nous ne croyons à l’expansion territoriale des États-Unis en dehors du continent américain. La république ne franchira ni les mers ni même un détroit pour s’annexer une terre insulaire et y déployer son drapeau. Elle restera ce qu’elle est, puissance continentale, la troisième du monde, après la Chine et la Russie, comme superficie et comme population, la première comme richesse, bientôt peut-être aussi comme étendue, mais ce qu’elle est appelée à gagner en superficie sera aux dépens de ses voisins continentaux. Oncle Sam est un propriétaire sage, un administrateur prudent. Il a façonné et arrondi son domaine, il l’a élargi d’un océan à l’autre, il l’a fait d’un seul tenant et il entend le maintenir tel. Sa manifest destiny est la possession de ce continent. Pacifiquement ou autrement, il poursuit son idée d’en devenir maître et, pacifiquement, il le peut ; c’est affaire de temps, de patience, et peut-être aussi d’argent.

Il est jeune encore ; il peut et sait attendre, saisir l’occasion, il l’a prouvé dans sa guerre avec le Mexique. Il est économe et s’entend en bons placemens ; il l’a prouvé en achetant la Louisiane à la France, la Floride à l’Espagne, Alaska à la Russie. Nonobstant les brusques à-coups que déterminent dans la politique d’un grand pays les institutions républicaines, trop souvent à tort dénoncées comme incompatibles avec une politique traditionnelle, il a la sienne et, jusqu’ici, ne s’en est pas écarté, malgré les tentations, les offres faites, les occasions propices. Ni Walker, maître, un instant, du Nicaragua, ni les flibustiers, maîtres de Cuba, ni les colons américains, maîtres d’Hawaï, ne l’ont pu persuader de leur venir en aide, d’étendre la main pour prendre ce qu’ils le pressaient d’accepter. Ce n’est donc ni son ambition que nous entendons accuser, ni ses convoitises que nous prétendons dénoncer. Notre but est autre : nous nous proposons de montrer comment le libre jeu des intérêts matériels détermine, dans une partie du monde antilien, une évolution profonde, de dire ce qu’est ce monde, le rôle qu’il est appelé à jouer dans le mouvement économique moderne, la part légitime qu’y prétendent les États-Unis et aussi les avantages que nous devons et pouvons en recueillir. Ils sont, nous espérons le prouver, plus sérieux qu’on ne croit.


C. DE VARIGNY.