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l’appel de son nom, et pour une raison toute semblable, à l’égal du plus imprononçable des blasphèmes, le mot « Enfer » est proscrit du vocabulaire de la bonne compagnie. Ceci jettera peut-être une lueur sur le côté le plus étonnant de ce Lawrence Oliphant dont je vais parler, et qui fut, avec Thomas de Quincey, l’esprit le plus étrange de l’Angleterre contemporaine. Qu’un homme à la fois grand journaliste et grand voyageur, tout en menant la vie la plus active et la plus saine, tout en faisant ce métier de correspondant d’un grand journal anglais qui nécessite un cerveau vif et sûr, apte à voir les résultats immédiats des événemens sans jamais plonger dans les chimères ; appartenant par la naissance à un monde aristocratique, et choyé pour son esprit, pour sa beauté et ses manières dans les salons les plus exclusifs d’une société exclusive entre toutes ; romancier satirique des plus fins en même temps, — qu’un tel homme ait été le plus fougueux des mystiques, se soit abandonné à la direction d’une espèce de commis-voyageur en spiritisme, génie douteux, et en tout cas rustre parfait, que tout en écrivant pour le Times et le Blackwood Magazine, et en sortant d’une conversation avec lord Dufferin à Constantinople ou avec la reine Victoria à Windsor, il crût entretenir un commerce familier avec les « Esprits supérieurs et invisibles qui peuplent la terre, » — c’est, on l’avouera, un spectacle singulier. Et l’étonnement augmentera si l’on voit qu’à travers des désillusions tragiques et des aberrations mystiques et sensuelles qui firent de lui, si je puis dire, une espèce de Verlaine agissant ses rêveries, au lieu de les rythmer, ce personnage extraordinaire eut sur l’organisation de la société, sur le travail manuel, sur le mariage, des idées en somme très analogues à celles de Tolstoï, qu’encore plus que Tolstoï il s’efforça de vivre ses théories, et mourut en pleine foi dans la réalisation prochaine de son impossible évangile.

Écossais, le fils de sir Anthony Oliphant l’était de race, de mœurs et de naissance. Jusqu’à treize ans, tandis que son père remplissait les fonctions de gouverneur de Ceylan, il vécut avec sa mère dans les environs de Stirling. À cet âge tout est vision pour l’enfant, ses impressions sont presque des rêves. Au moment où il allait raisonner et classer ces impressions, on le dépaysa brusquement, on le transporta dans l’Inde, la terre des merveilles et des monstres, on lui donna pour ainsi dire une seconde enfance. Puis il repartit pour l’Europe, mais à peine passa-t-il un an au collège d’Éton. Ses parens firent un grand voyage à travers le continent, il les accompagna. Deux ans il roula, — l’expression est de lui, — de France en Allemagne, d’Allemagne en Suisse, et de Suisse en Italie. Nouvelles visions, qui se peignaient dans un cerveau parfaitement vierge de tout enseignement d’école. Lawrence apprit à regarder, à