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l’avait nommé son correspondant, et il partait de là pour rêver tout de suite l’ambassade de Constantinople ou un siège au parlement, pour le moins. En attendant, il s’en alla croiser sur les côtes de la Caucasie avec lord Newcastle. Cela le rapprochait de Schamyl. Le verrait-il ? Il vivait de cet espoir. Et tandis qu’il le cherchait en chassant sur la côte, son âme de wiking rêvait aussi de batailles sur mer et de furieux abordages. Il y avait un vaisseau de guerre russe, là-bas, derrière une île ; rien n’était plus simple que d’aller l’attaquer une nuit. « C’est contraire à mes ordres, répondait flegmatiquement le capitaine du Cyclope. — Qu’importe, répliquait-il, on réussit d’abord, on s’excuse après ! » Ce correspondant de journal se battait avec délices. Il « jouait à la guerre, » suivant son expression. Un jour, le vieux général turc Skander se plaignit de cet officier qui commandait une batterie et n’avait pas d’interprète. — « Mais ce n’est pas un officier, lui dit-on, c’est un gentleman anglais qui s’amuse. »

Enfin, les préliminaires de la paix furent signés. Triste aventure pour un war correspondent. Rudyard Kipling, dans son beau roman the Light that failed, analysé ici même, les a merveilleusement décrits, ces dilettantes de la guerre. J’en connais quelques-uns et je vous jure que la peinture n’est point fausse. Ils se rongent, se consolent en écrivant leurs souvenirs dans une revue, ou en fabriquant la trentième contrefaçon de la bataille de Dorking. Surtout on cause le soir, au club, en absorbant force whiskies and sodas. « Vous savez, il y aura bientôt du grabuge dans les Balkans… Nous allons reprendre l’offensive au Soudan. » Et l’on regarde des cartes, on fait des itinéraires. La vie parut donc terriblement banale à Lawrence à son retour en Angleterre, si banale même qu’il faillit, pour se distraire, se compromettre dans une petite entreprise qui frisait la piraterie. Il s’engagea dans une troupe de flibustiers qui s’en allait porter secours à je ne sais quel général révolté du Nicaragua. Fort heureusement il fut cueilli à temps par un vaisseau de guerre anglais qui arrêta l’équipée du sujet de la reine Victoria. La première campagne de Chine, qu’il fit avec lord Elgin en 1857, — envoyant toujours des correspondances au Blackwood-Magazine, — ne lui parut qu’un jeu d’enfant indigne de lui et, — voyez la malchance, — elle lui fit manquer la guerre d’Italie !

Quand il arriva à Londres, on annonçait que le Piémont nous cédait Nice et la Savoie, ce que les Anglais virent d’un fort mauvais œil, naturellement, et Lawrence avec indignation. Il partit immédiatement pour Nice, « afin d’appeler à la résistance le patriotisme languissant de ses habitans. » Nice ne bougeant pas, il passa en Savoie, trouva là, paraît-il, plus de sujets d’espoir, écrivit au parlement piémontais de retarder la ratification du traité, parce