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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/149

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plus profondément quand elle eut disparu. Dans le silence de sa tristesse montèrent tout à coup du fond de sa mémoire toutes les amertumes qu’il avait dévorées, sa fortune, son talent, ses énergies, son avenir politique confisqués ; tous ces malheurs que les croyans et les amans résument d’un mot : « J’ai été trompé ! » Dans cette grande convulsion morale, un ami, M. Walker, le sauva. Il excita la haine et le mépris que l’ancien disciple ressentait contre le maître, il l’encouragea dans une lutte active et pratique. Lawrence intenta un procès, qui fut long et retentissant, à l’usurpateur religieux qui détenait sa fortune. Morceau par morceau, les champs de Brocton, achetés de ses propres deniers, lui furent rendus, et ce ne fut pas seulement une ruine matérielle pour Harris, mais un désastre moral. Ses fidèles de Brocton, assoupis dans leur longue servitude, s’éveillèrent au bruit, délaissèrent l’indigne. Mais beaucoup, encore stupéfiés du long souvenir de la domination subie, ne purent ou n’osèrent réclamer les domaines qui leur appartenaient. Lawrence les installa sur ceux qu’il venait de recouvrer. La première année, cette charité lui coûta 10,000 francs.

Quant à son équilibre moral, il était à jamais perdu ; il semble même, qu’aussitôt que l’eut quitté la direction forte et, en somme, pratique du père, le visionnaire gravit plus rapidement les degrés de l’hallucination. La secte de Harris se divisa sous son action. Quelques voluptueux fidèles allèrent rejoindre Harris ; les autres, ceux qui avaient soit d’infini, de pureté, de mystère, suivirent le nouveau chef, qui montait toujours plus haut dans l’illusion et le miracle.

Car il était son propre maître, et cette pensée l’exaltait sans qu’il s’en rendit compte. Son union avec Alice était maintenant intime et absolue, à l’imitation de celle du divin père et de la divine mère, de qui tout vient et qui dirigent tout. Et comme il le faut, son amour n’était pas limité à une personne, il s’étendait à l’humanité. Il voulait d’abord trouver un abri, une patrie pour ses fidèles de Brocton, à l’étroit dans les terres qu’il possédait. Assez naturellement il songea à la Terre Sainte. Un grand projet, quand il obéissait encore à Harris, l’avait déjà hanté. L’expulsion des Juifs de Russie avait dès lors commencé. Ils envahissaient la Roumanie, l’Angleterre, inspirant une pitié mêlée d’effroi, bouleversant à Londres, à Liverpool, dans tous les grands centres anglais, le taux des salaires et les conditions du travail. Leurs coreligionnaires enrichis, impatriés de longue date, étaient les premiers à s’inquiéter ; on songeait à déverser ces misérables sur un point du globe, et certains, rêvant d’un grand État juif, regardaient du côté de Jérusalem. On les envoyait donc par petits paquets en Terre-Sainte, à l’aide de fonds recueillis par la Jewish subscription de la cité de Londres, toujours à la tête en