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les Orientaux, j’entends les Égyptiens, les Perses, les Arabes, les Indiens et les Syriens. » Le succès des Mille et une nuits, au commencement du XVIIIe siècle, vint préciser ce que l’Orient de l’évêque d’Avranches avait encore de mal délimité dans son contour ethnographique, et les Arabes, avec les Persans, passèrent pendant plus de cent ans, — aux yeux de l’auteur des Lettres persanes, comme à ceux de l’auteur de Zadig, — pour les grands inventeurs des fictions. C’était leur faire trop d’honneur ; et on le vit bien quand la connaissance de l’Inde, révélant à l’Europe surprise un nouvel Orient, on eut retrouvé dans les contes hindous les originaux de la plupart des contes arabes. Le Pantchatantra, puis l’Hitopadèsa, — pour ne rien dire du Mahabharata, du Bhagavata-Pourana, ni du Ramayana, — furent alors les sources pures dont les flots, grossis et troublés dans leur course par d’obscurs affluens, avaient comme inondé l’Occident d’histoires merveilleuses. Enfin, quelques années plus tard, on s’avisa que ces histoires en général tenant plus ou moins de l’apologue, une religion amie des « paraboles et des exemples, » le bouddhisme, devait en avoir favorisé l’invention peut-être, et, en tout cas, la diffusion. On posa donc en principe, non-seulement que « les récits orientaux qui ont pénétré en si grande masse dans les diverses littératures européennes viennent de l’Inde, » mais encore « qu’ils avaient un caractère essentiellement bouddhique. » On s’efforça de le démontrer ; on y réussit quelquefois ; on y échoua plus souvent… et la théorie se trouva constituée. Comme on y avait dépensé infiniment d’érudition et d’ingéniosité, c’est elle encore aujourd’hui qui règne presque souverainement ; et, en se proposant de la réfuter, ce n’est pas seulement de science et de critique, à son tour, que M. Bédier a fait preuve, c’est aussi de liberté, d’indépendance, et de courage d’esprit.

Cependant le problème n’était pas résolu. Les contes étaient nés dans l’Inde, et le bouddhisme les avait répandus. On l’admettait, comme aussi que les Arabes, et les Juifs, et les croisés enfin les avaient importés d’Orient en Europe. Mais on voulait encore quelque chose de plus. On voulait préciser la nature du merveilleux qu’ils contiennent, en dégager la signification historique, psychologique, philosophique, trouver dans Peau d’âne ou dans Ali-Baba un sens qui les dépassât, dont le conte ne fût que l’enveloppe. On voulait que la fantaisie rendît d’elle-même un compte rationnel, et puisque enfin ces fictions se retrouvaient dans toutes les littératures, on voulait, on essaya d’en tirer des clartés sur le passé le plus lointain de l’humanité.

C’était alors, on le sait, l’âge héroïque des études sanscrites, et