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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 119.djvu/213

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Les indianistes répliquent là-dessus qu’ils en savent bien la raison. « C’est, disent-ils, que, sauf exception, les fabliaux sont étrangers à ces grands recueils traduits intégralement d’une langue dans une autre ; ils proviennent de la tradition orale, et non des livres. » Voilà sans doute un bel argument, dans une question de filiation ou de transmission de formes littéraires, et par le moyen duquel je ne sais trop ce que l’on ne prouverait pas ! Mais M. Bédier ne leur a pas laissé même ce dernier refuge, et cherchant enfin dans « les recueils orientaux non traduits au moyen âge et de date quelconque, » — dans les Mille et une nuits et dans le Pantchatantra, dans le Siddi Kür mogol, et dans le Çukasaptati, — combien il se rencontrait d’histoires analogues à celles qui font les sujets de nos Fabliaux, il y en a trouvé cinq, dont le Vilain mire et le Lai d’Aristote, en plus des treize qu’il avait signalées, soit en tout dix-huit histoires. La démonstration nous paraît suffisante ; et en attendant que les indianistes essaient de l’infirmer, nous pouvons la considérer comme autorisant les conclusions de M. Bédier.

Elles se réduisent à ce point essentiel, que « la grande majorité des contes merveilleux, des fabliaux, des tables, sont nés en des lieux divers, en des temps divers, à jamais indéterminables ; » et nous croyons qu’on ne saurait mieux dire. Quelques fictions sont nées dans l’Inde, et quelques autres sont nées ailleurs, naissent tous les jours, se forment peut être au moment où j’écris, dans le fond de nos campagnes. Il existe plus de Burns qu’il n’en arrive à la gloire, et en poussant leur charrue, je ne vois pas pourquoi nos paysans n’inventeraient pas des mythes même, ou surtout des « contes à rire. » Ce qui est encore plus certain, c’est qu’aucun peuple, aucune race d’hommes n’a reçu comme qui dirait le privilège d’inventer des fictions pour les autres ; et cette seule remarque au besoin suffirait à renverser les théories des indianistes. « Toute recherche de l’origine et de la propagation des fables est donc vaine, » en tant que ne pouvant qu’aboutir à nier son objet. En effet, si les contes peuvent naître, si cette recherche même établit qu’il en est né partout, il devient indifférent de savoir où tel conte est né. Ce n’est plus qu’une affaire de curiosité pure. Dans quelle région aussi de l’ancien monde le pêcher, par exemple, ou l’abricotier ont-ils porté les premiers abricots ou les premières pêches ? C’est ce qu’il n’importe guère de savoir, s’ils donnent un peu partout aujourd’hui des abricots ou des pêches ; et quand on le saurait, qu’en résulterait-il ? Je me trompe : il en pourrait résulter des renseignemens intéressans sur la manière de les cultiver, en les replaçant, autant qu’on le pourrait,