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considérer comme le berceau des races qui ont peuplé le monde civilisé ? Et, de ce point idéal, la civilisation hindoue avait lancé des ramifications dans toutes les directions : c’était d’abord tout le grand développement brahmanique qui est sorti de la religion des Védas, et est, encore aujourd’hui, maître de la plus grande partie de l’Hindoustan ; puis, plus au sud, le bouddhisme, dont le centre principal a longtemps été l’île de Ceylan, d’où il s’est répandu jusqu’en Chine ; enfin, au nord, la Perse et l’ancienne civilisation iranienne, sœur de celle de l’Inde.

Le mirage était d’autant plus fort, que la philologie comparée, née de ces découvertes, ne tarda pas à saisir le lien qui rattachait les langues de l’Inde et de la Perse à celles de l’Europe. On crut avoir découvert la langue mère d’où étaient sorties les langues germaniques, slaves et celtiques, aussi bien que le grec et le latin. La science a dû revenir sur ce point. Il s’est passé pour l’Inde, depuis cinquante ans, un phénomène inverse de celui qui s’est passé pour l’Egypte et pour la Chaldée. Tandis que les recherches poursuivies dans le domaine de l’égyptologie et de l’assyriologie ont eu pour effet de reculer de plus en plus les limites du passé des grands empires orientaux, les travaux faits sur l’Inde n’ont cessé de rajeunir la littérature hindoue, et nous ont montré que les Védas eux-mêmes, qui en forment la partie la plus ancienne, sont loin d’avoir la haute antiquité qu’on leur prêtait tout d’abord. Néanmoins, un grand fait restait acquis : la parenté des langues de l’Inde et de la Perse avec celles de l’Europe, et ce fait a servi de base aux merveilleux développemens de la philologie en notre siècle, et nous a livré l’intelligence, fermée jusqu’alors, des langues et des civilisations de l’Inde ancienne.

Une armée de savans de tous pays se lança dans cette voie. Tandis que Bopp posait, du premier coup, les fondemens inébranlables de la philologie comparée, Frédéric Schlegel, Wilson, Prinsep, Hodgson, Pott, Hosen, Weber, Lassen, s’attaquaient aux manuscrits que la société de Calcutta et celle de Bombay ne cessaient de déverser sur l’Europe, et ils entreprenaient de traduire la collection sans cesse croissante des œuvres de cette littérature hindoue, dont le nom est légion. Dans cette société d’hommes, unis par une étroite communauté de recherches, nul n’a exercé, sur la direction de ces études, une action plus profonde qu’Eugène Burnouf. Par la sûreté de sa méthode, la clarté admirable de ses déductions, par cette grande patience qui n’a jamais consenti à devancer les faits scientifiquement acquis, et par l’étendue des études qu’il a embrassées, il a conquis une suprématie incontestée sur les orientalistes de son temps. Le sanscrit, la grammaire