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loin que du point de vue où il est naturel que se placent des cerveaux surexcités et des appétits non satisfaits.

Si M. Brandes connut l’enivrement de la lutte et de la renommée, aucune attaque ne lui fut non plus épargnée. Le clergé, les journaux, l’Université elle-même le combattirent sans repos. On l’accusa d’ébranler les bases de la société, de la famille, de la morale. Il s’occupait de littérature étrangère ; on écrivit qu’il manquait de patriotisme : — « Tes idées sont des pétroleuses, lui dit-on avec un peu d’emphase, va donc au socialisme, c’est là ta vraie place. » — Pour saisir toute la valeur d’une pareille accusation, il faut s’imaginer le sens que pouvait avoir le mot socialisme au Danemark, dans un pays de monarchie en fait presque absolue, il y a vingt ans, peu après les faits de la Commune en France. M. Brandes se défendait d’être un socialiste, mais il n’arriva pas à convaincre, même ses collègues, qu’il n’était pas un esprit dangereux ; et ceux-ci lui refusèrent, à l’unanimité moins une voix, la chaire d’esthétique qu’il avait ambitionnée après la mort du professeur Hauch et qui semblait devoir lui revenir.

C’est alors que, désespérant de faire triompher ses idées en Danemark, et peut-être poussé par l’ambition d’exercer son influence sur une scène plus vaste, il alla vivre en Allemagne, où il réalisa le tour de force de devenir en peu d’années un écrivain allemand fort remarquable. Son activité littéraire y fut très grande depuis une quinzaine d’années. Mais au milieu des nombreuses études d’actualité qu’il publie dans des revues et des journaux : Deutsche Rundschau, Frankfurter Zeitung, Berliner Tagblatt, Magazin, etc., il ne perdit pas de vue l’œuvre qui avait fait connaître son nom en dehors de sa patrie, — son histoire des grands courans de la littérature au XIXe siècle, — et il entreprit de la récrire entièrement lui-même en allemand, en lui donnant de plus en plus le caractère d’une vaste enquête critique sur ce qu’il juge les littératures dominantes de l’Europe pour la première moitié de ce siècle, c’est-à-dire les littératures française, allemande et anglaise. Il y parvint en complétant un peu ses renseignemens, en développant, et quelquefois en rectifiant, certains de ses jugemens particuliers ; et surtout en retirant de la nouvelle édition une bonne partie des allusions à la littérature Scandinave dont s’étaient forcément encombrées ses leçons à l’Université de Copenhague, lesquelles, par ce qu’elles avaient de trop particulier et par l’importance qu’elles donnaient à une littérature en somme jusque-là très secondaire, lui semblaient enlever de son envergure à l’œuvre tout entière.

M. Brandes a eu la bonne fortune de trouver pour son œuvre un titre admirable et des plus significatifs qu’il soit possible d’ima-