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de Saint-Paul hors les murs, et lancé une bulle foudroyante contre l’archevêque de Ravenne et l’abbé de Farfa. Presque seul, secondé par quelques ascètes de l’école de Pierre Damien, mais brouillé avec l’empire et haï par sa noblesse, il entreprenait la tâche surhumaine sous laquelle avait fléchi le pape Gerbert, ami des empereurs : ramener à l’Évangile la conscience des serviteurs de Dieu.

La fête de l’Église triomphante, des confesseurs, des vierges et des martyrs, fut donc pour la ville comme un jour de deuil. Vers le soir, du lit du Tibre monta un brouillard jaunâtre qui s’étendit, lent et lourd, sur les sept collines, et déroba la vue du ciel. La nuit des morts commençait. Puis, le couvre-feu tinta au campanile des basiliques, à Saint-Pierre, à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure. Les voix de bronze se répondaient lugubrement à travers la brume, tantôt pleureuses comme un glas funèbre, tantôt éclatantes et précipitées comme l’appel éperdu d’un vaisseau qui s’abîme et meurt au fond des ténèbres ; la dernière clameur partit du clocher de Saint-Paul, impérieuse comme un tocsin d’émeute ; elle courut sur le désert de Rome, rebondit de tour en tour le long des murs, se jeta sur le Latran et frappa l’oreille de Grégoire, lisant près de sa lampe. Le pape releva la tête et ferma son livre.

La nuit était déjà noire, les rues et les places silencieuses comme le cloître d’un Campo-Santo, quand un homme sortit d’un château du quartier de Parione, près du Tibre, et se dirigea, en côtoyant la cité des Juifs, vers le Capitole. Il allait résolument, la tête couverte d’une sorte de capuchon monacal, le corps enveloppé d’un ample manteau. En approchant de la citadelle communale, il fit un assez large détour, par crainte sans doute de quelque ronde des sbires du préfet, et pénétra sur le Forum, à la hauteur de l’église des Saints Cosme et Damien. Il ralentit alors sa marche, rendue plus difficile par le brouillard plus épais et l’incertitude du sentier perdu parmi les décombres, les broussailles et les marécages. À droite et à gauche du hardi promeneur, le Palatin et la basilique de la Paix dressaient leurs spectres énormes, démesurément grandis par les vapeurs qui s’entassaient sur les voûtes, rampaient autour des pans de murailles, puis s’engouffraient dans les cavernes des ruines. Parvenu à l’arc de Titus, il retrouva les dalles sonores de la Voie sacrée, qu’il descendit d’un pas hâtif jusqu’à l’arc de Constantin. Là, il s’arrêta un instant afin de s’orienter et se tourna avec une sorte de terreur vers la figure formidable du Colisée. Une rumeur étrange, continue, monotone, pareille au bruissement très lointain de la mer, sortait de chaque