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partis y sont tour à tour chevaleresques et perfides ? Fides punica, dit-on, en parlant des hommes de couleur, comme si la mauvaise foi carthaginoise était le privilège d’un climat ou d’une agglomération quelconque.

Ah ! il y a ce terrible préjugé de couleur ! Je ne sais trop, pour ma part, ce qu’il faut en penser depuis que j’ai entendu à Fort-de-France, cette année, un fort beau concert donné par la Paix, une société musicale au sein de laquelle sont représentés tous les groupes, toutes les nuances, et où règne la plus tranche cordialité. Le préjugé de couleur est d’un autre temps ; on n’en aperçoit guère de traces, et très légères, que chez quelques jeunes filles qui, au bal, hésitent à accorder une valse ou une polka à des gentlemen un peu plus foncés qu’elles. Mais il y a, comment dirai-je ? le préjugé inverse, le préjugé en retour. Eh oui ! la défiance appelle la défiance. Le blanc n’est pas toujours bien vu du mulâtre, dont le nègre n’apprécie pas toujours la compagnie. L’an passé, à la Guadeloupe, un petit, tout petit journal, menait une campagne des plus violentes, au nom des noirs, contre les gens de couleur, et il n’est pas rare d’entendre un nègre jeter à la face d’un mulâtre, souvent né hors mariage, l’épithète de « bâtard. » Le mieux est de n’y pas penser, de n’en point parler surtout. Comme les plaies physiques, les plaies morales se cicatrisent plus vite et mieux quelquefois quand elles sont cachées. On ne doit connaître, aux Antilles, que des créoles. C’est bien assez qu’en dehors de toute question de peau, et tous les préjugés pour et contre mis de côté, les passions soient si vives, les haines si ardentes parmi les créoles. On ne se réconcilie guère et on ne se pardonne pas souvent dans ces pays du soleil, sous cet admirable ciel bleu, sur ces terres heureuses où il fait si bon vivre dans l’épanouissement d’une nature incomparable… C’est encore de la Corse, cela ! ..

Il y a de ces inimitiés cruelles qui ne finissent jamais, même devant la mort. Il faut entendre deux hommes qui ont cessé de se voir et de se parler, s’exprimer sur le compte l’un de l’autre ! Un humoriste a fait cette remarque qu’à cette distance de Saint-Nazaire et de l’Académie française, la signification et la portée des mots étaient singulièrement altérées. La gamme des invectives s’en ressent ; elle monte à des hauteurs qu’on ne saurait mesurer, et il s’y rencontre des surprises pour l’ami de la langue. Un penchant bizarre à l’impropriété des termes se dénonce dans les discours des orateurs et dans les articles des journaux où, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, un vocabulaire hétéroclite a pris la place du bon et clair français. Ce n’est cependant pas une