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serpens, comme les psylles hindous, à la Martinique où le trigonocéphale, le serpent dont la tête a la forme d’un fer de lance, le bothrops lancéolé des savans, se rencontre fréquemment alors que la Guadeloupe ne connaît que l’inoffensive couleuvre. Mais l’habile homme s’entend tout comme un autre à exploiter la crédulité publique. Il ôte plus de sorts qu’il n’en jette, et gagne à ce métier beaucoup de gourdes[1]. Comme son confrère, le guérisseur de blesses, il exerce illégalement la médecine, à ses heures. Son art surtout consiste à faire durer les terreurs naïves des pauvres gens pour le plus grand profit de sa sorcellerie lucrative. D’ailleurs, son domaine s’étend des cases perdues dans la campagne jusqu’aux maisons de la ville. On le mande en cachette, on le reçoit sous la vérandah, aux momens obscurs, et on l’interroge anxieusement sur ce qu’il faut faire pour réussir dans une entreprise, obtenir une place, arriver à un mariage ou quelquefois empêcher un mariage de se faire. Il a, contre argent comptant, des recettes pour tout. Cela fâche un peu le clergé catholique, et plus d’une belle créole, aux yeux cernés et langoureux, à la fois si doux et si magnétiques, a dû faire pénitence pour avoir témoigné un peu trop de confiance aux quimbois et au quimboiseur.

La vie populaire bat son plein, le matin, dans les villes, quand les bonnes sans nombre vont dans les rues, attifées de leurs longues robes roses, blanches, jaunes, bleues, vertes, qu’elles relèvent et nouent à la ceinture, et dont la couleur ne s’harmonise pas toujours avec leur teint plus ou moins bronzé. Voici des mulâtresses, des quarteronnes, des câpresses, des chabines, celles-ci d’un blond roux et d’un blanc gris, celles-là d’un brun clair, d’autres la peau dorée et chaude, et les négresses au visage brillant, montrant de belles dents et de beaux yeux ; toutes vaguant et devisant, deux à deux, ou, solitaires, monologuant, se parlant à elles-mêmes, à haute voix, proférant tout le long du chemin des réflexions gaies ou tristes. Celles qui viennent de la campagne se sont arrêtées un instant aux portes de la ville pour mettre leurs bas et leurs bottines ; jusque-là elles avaient marché pieds nus. Dans leurs peignoirs amples, serrés seulement à la taille, sans corset, leur démarche a de la grâce, une grâce un peu nonchalante.

Elles n’ont que le bal pour distraction ; les hommes ont le pit, le champ clos où se livrent les combats de coqs. Comme les courses de chevaux, les combats de coqs sont à la fois un sport et un jeu. Autour de l’arène il s’engage des paris extravagans et, dans la

  1. Une gourde est une pièce de 5 francs.