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prîmes un temps de repos. Nous allions désormais voyager beaucoup plus vite ; aussi ne me reste-t-il qu’un très vague souvenir des villes que j’ai traversées jusqu’en France. À peine Bruxelles m’apparaît-il encore ; mais, en revanche, je n’ai jamais oublié Valenciennes, où nous arrivâmes à l’heure de la parade et où je vis, pour la première fois de ma vie, des officiers coiffés en ailes de pigeon, montés sur des patins pour ne pas se crotter et ayant des parapluies, parce qu’il pleuvait un peu. Qu’on juge de mon étonnement, de mon scandale en comparant ce spectacle à celui auquel m’avait accoutumé l’armée prussienne, si sévère dans sa tenue, si militaire dans ses moindres détails… J’étais indigné, humilié, et plus j’éprouvais déjà le besoin d’aimer et d’estimer tout ce qui était français, plus je rougissais de l’idée que les étrangers, les Prussiens surtout, ne pourraient s’empêcher de rire de pitié à un tel spectacle.


N’y a-t-il pas là une note bien française, bien militaire, qui nous montre quelles étaient, dès son jeune âge, les aspirations et les pensées du futur héros du combat de Pratzen, où il battit 20,000 Autrichiens le jour d’Austerlitz ; de l’adversaire de Wellington, dont il repoussa l’arrière-garde à Aldea de Ponte le 27 septembre 1811 ?

On était alors en 1784, à la veille de la Révolution, aux derniers jours de cette époque dont on a pu dire que ceux qui ne l’avaient point vue n’avaient pas connu la joie de vivre. Ne serait-on pas tenté de croire à la vérité de cette appréciation en lisant les lignes suivantes qui nous montrent, dans toute sa frivolité élégante et aimable, cette société qui allait tout à l’heure sombrer tout entière dans un si épouvantable drame ?


On ne peut plus se faire une idée de ce que furent les promenades de Longchamps pendant les dernières années qui précédèrent la Révolution. Tout ce qu’une ville immense, une cour brillante et somptueuse, de grandes fortunes et des prodigalités qui n’étaient limitées que par l’impossibilité de les dépasser, tout ce que la rivalité des peuples les plus riches, la mode d’un peuple le plus fou pouvaient enfanter et produire de plus magnifique en ce genre, se trouvait là. Ce qui était beau y paraissait vulgaire, ce qui était simple y excitait des huées. Au milieu d’une innombrable quantité de voitures remarquables, brillaient chaque année une cinquantaine d’équipages éblouissans, dans le nombre desquels une dizaine paraissaient plutôt les chars des déesses que ceux de simples mortels. Le monde semblait entrer en liesse durant ces trois journées ; mais les extravagances de quelques courtisanes furent portées à ce point que la police fut obligée d’intervenir