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reconnaître ces principes est une gloire réservé à Sa Majesté l’impératrice de Russie ; par-là elle deviendrait, comme elle l’a déjà été, la bienfaitrice de l’Europe entière et particulièrement du Nord. » Cette ouverture paraît avoir surpris la Russie, qui se borna pour le moment à faire une réponse dilatoire. Quant à l’Angleterre, non-seulement elle ne fléchit sur aucun point, mais elle répondit au règlement français par un règlement dirigé contre les neutres, dans lequel elle écartait l’immunité du pavillon neutre, étendait la nomenclature de la contrebande, déclarait saisissables les munitions navales et portait par là même un coup terrible au commerce des puissances septentrionales.

Vergennes, avec sa clairvoyance habituelle, avait déjà jugé le moment venu d’agir à Saint-Pétersbourg[1]. Dès le 24 octobre, il chargeait le chevalier de Corberon d’habituer discrètement la Russie à l’idée d’une entente entre les neutres. C’est précisément à la même date que Catherine chargeait le prince Bariatinski, son ambassadeur à Versailles, de proposer à Louis XVI une co-médiation franco-russe à l’effet de terminer le conflit suscité par la succession de Bavière entre l’Autriche et la Prusse. La partie pouvait donc s’engager ; bien conduite, elle pouvait être gagnée. L’infatigable secrétaire d’État envoya dépêches sur dépêches à notre chargé d’affaires : « Quelque peu que les Russes naviguent dans l’Océan, il y a apparence que leurs amis les Anglais ne feraient pas exception en leur faveur aux principes qu’ils viennent de développer… L’impératrice donnerait une grande preuve d’équité si, n’ayant qu’un faible intérêt au maintien des lois de la mer, elle faisait cause commune avec la Suède, le Danemark, la Hollande et le roi de Prusse pour forcer les Anglais à changer leur système destructif du commerce de toute l’Europe (2 novembre 1778)… » Il s’étendait, le 6 décembre, sur les grands préparatifs de guerre auxquels l’Angleterre contraignait la Hollande, le Danemark et la Suède : « Tant d’armemens, ajoutait-il, peuvent allumer une guerre maritime générale qui ferait certainement le malheur de tout le monde et nuirait en particulier au commerce de la Russie que l’impératrice a tant à cœur de faire fleurir et qu’il lui serait si facile d’assurer en étayant de représentations sérieuses celles des autres nations… »

Il eût été chimérique d’espérer que la Russie se détacherait, au premier effort, de « ses amis les Anglais, » alors surtout que Panine avait concerté si peu de temps auparavant sa note au Danemark

  1. Voir H. Doniol, Histoire de la participation de la France à l’établissement des États-Unis, t. III, p. 732. Comparez, pour la même période, le Mémoire de M. Fauchille, couronné par l’Institut, à notre rapport, sur la Diplomatie française et la ligue des neutres de 1780. Paris, 1893.