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ne partageait alors le laissait isolé dans le clergé français, le rendant même un peu suspect. Il sentait vivement tout le péril que créait pour l’Église une étroite alliance avec un gouvernement dont l’injuste impopularité allait croissant chaque jour, et d’un autre côté il ne pouvait pardonner à la restauration le prix qu’elle mettait à ses bienfaits. Les libertés du gallicanisme n’en rachetaient pas à ses yeux les servitudes. C’est alors que, mécontent de la direction donnée à l’Église de France, inquiet de sa propre destinée et ne trouvant pas à déployer dans ses modestes fonctions d’aumônier des Visitandines les facultés et les dons qu’il sentait bouillonner en lui, il forma le dessein de partir pour l’Amérique et « d’aller demander à la patrie de Washington ce qu’elle n’a jamais refusé à personne, un asile et la liberté. » Ce fut même pour consulter Lamennais sur ce dessein qu’il se rendit pour la première fois à La Chesnaie. Lamennais l’approuva et quelques jours avant la révolution de juillet, Lacordaire écrivait à son ami de jeunesse, M. Foisset, pour lui annoncer son prochain départ.

Au premier moment, les événemens nouveaux ne changèrent rien à sa détermination. Ses malles étaient faites et il avait dit adieu à sa famille, quand il reçut une lettre de l’abbé Gerbet, avec lequel il avait toujours été lié d’une étroite amitié. Dans cette lettre, l’abbé Gerbet le pressait avec instance, en son nom et au nom de Lamennais, de le seconder dans l’entreprise de la fondation d’un nouveau journal, l’Avenir, qui serait désormais l’organe des catholiques, et qui réclamerait pour l’Église sa part des libertés désormais acquises au pays. « Cette nouvelle me causa, a écrit depuis Lacordaire, une joie sensible et une sorte d’enivrement. » Il accepta sans balancer la proposition et il oublia que quelques mois auparavant, à une proposition semblable de son ami Foisset, il avait répondu « qu’un journal était ce qu’il méprisait le plus au monde, et que, ministre des seules vérités éternelles et universelles, jamais, jamais, il n’annoncerait aux hommes la vérité dans un lieu où on amuse leur oisiveté par les jeux de l’esprit. » Pour comprendre et ce brusque changement d’idées et cet enivrement, il faut savoir quelle conception, à cette époque de sa vie, Lacordaire s’était faite des relations de l’Église catholique avec l’État et comment un journal pouvait être pour lui l’instrument le plus propre à réaliser cette conception.

« Le monde étant ce qu’il est, que doit penser un prêtre sur les rapports de la religion avec l’ordre social ? » Tel avait été, lisons-nous dans la correspondance de Lacordaire, l’objet de toutes ses lectures et de toutes ses méditations, depuis son entrée dans le sacerdoce.