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d’un fiord ou de la haute mer. » Il faut en conclure que les infortunes conjugales troublent et démontent les plus fermes cerveaux, que, dans certains cas, libres penseurs ou paysans, tous les hommes portent les mêmes jugemens et prononcent à peu près les mêmes paroles.

M. Strindberg nous apprend dans son autobiographie qu’ayant commencé d’écrire à une époque de transition, il a payé d’abord son tribut au romantisme, mais que dès ce temps on pouvait deviner en lui le futur naturaliste, « que les pattes du lézard se trouvaient en germe sous la peau du serpent ». Peu à peu le serpent s’est fait lézard, et M. Strindberg se vante d’avoir introduit le premier le réalisme moderne dans la littérature suédoise et mérité le surnom de « photographe » que lui ont donné ses admirateurs. Ce remarquable écrivain a fait, nous dit-on, tous les métiers : il a été tour à tour maître d’école, acteur, employé au télégraphe, journahste, médecin, peintre, précepteur, bohème et bibliothécaire. Ayant mené coup sur coup tant d’existences diverses, et possédant au plus haut degré le don de l’observation, on pourrait s’attendre à trouver dans ses romans une grande variété de figures et de types. Il n’en est rien : le monde où il promène et retient ses lecteurs est un monde fort borné. Le vrai réaliste joint une souveraine impartialité à des curiosités infinies ; le vrai photographe a un goût égal pour tous les visages qui posent devant lui. M. Strindberg est le moins impartial, le plus passionné et le plus subjectif de tous les Scandinaves, et, comme le dit M. Hansson, « absorbé dans son idée, elle l’hypnotise à ce point que le reste de l’univers n’existe plus pour lui ». Il n’a jamais pris la plume sans avoir une thèse à soutenir et un ennemi à pourfendre ; qu’il compose des drames ou des nouvelles, il polémise toujours. Parmi les personnages qu’il se plaît à mettre en scène, il en est un le plus souvent qui lui ressemble beaucoup et qu’il charge d’exprimer ses ressentimens, ses rancunes, ses colères ; les autres ressemblent, selon toute apparence, à certaines gens qu’il a des raisons particulières de haïr ou de mépriser.

M. Strindberg n’est pas un vrai réaliste ; mais, par son éloquence dure et acerbe, par ses réquisitoires contre la société, par le goût qui le porte à peindre sans ménagement, et parfois sans vergogne, les laideurs de la vie et de l’âme, il mérite de prendre place parmi les maîtres de la littérature cruelle. Il est permis de remarquer que la littérature cruelle, qui se pique de faire la guerre à toutes les conventions, ne laisse pas d’avoir les siennes ; qu’à certains égards elle est aussi fausse que les bergeries et les berquinades. Brutes, gredins, femmes coquettes ou dépravées, tous les personnages de M. Strindberg ont ceci de particulier qu’ils sont absolument sincères, qu’ils ont l’âme transparente et le cœur sur la main : ce sont les ingénus du vice, et sa méthode consiste à leur faire dire tout haut tout ce qu’ils pensent. Ce procédé d’art aussi commode que cruel me paraît fort arbitraire, et c’est