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le carnaval multicolore. Une foule de Levantins trotte sur de beaux ânes au poil lustré. Les fiacres sont attelés de superbes chevaux arabes qui piaffent sous le fouet des cochers noirs. Quelquefois passe sur son cheval berbère un pacha maigre et triste comme un parchemin, serré dans sa redingote grise du Nizam. Puis, c’est le harem d’un grand personnage qui roule en plusieurs landaus. Les princesses, voilées à la turque de mousseline blanche, qui souvent laisse transparaître leurs traits languides comme en un miroir dépoli, promènent curieusement sur la foule leurs grands yeux de gazelles étonnées et leurs prunelles vibrantes d’un vague désir. On dirait que ces camélias opulens et délicats, un instant sortis de leur serre chaude, respirent avidement les vents du dehors. Les voitures du harem sont suivies de deux eunuques à cheval, nègres patibulaires, et précédées à dix pas de deux saïs. Ces splendides coureurs abyssiniens ont les jambes nues, le buste serré dans une jaquette brodée qui reluit comme une cuirasse d’or. Poitrail au vent, ils agitent leurs bâtons en poussant de grands cris. De larges manches d’une blancheur de neige flottent sur leurs épaules et les font ressembler à des coléoptères étincelans ou à des génies ailés qui touchent à peine le sol. Et tout autour, dans un long frémissement, s’écarte la foule des moricauds, des fellahs, des cavaliers, comme si le char de la volupté, du pouvoir et de la splendeur terrestre venait de passer dans un flot de poussière.

Mais ce n’est que le remous de la vie musulmane mêlé au flot européen. En pénétrant dans le quartier arabe, on atteint son plein bouillonnement. Dans l’étroite rue du Mouski se tord et s’embrouille un inextricable écheveau d’hommes, de cavaliers, de chameaux et d’ânes. Les coups de fouet des cochers claquent, la monnaie des changeurs sonne, le cri des cafetiers ambulans répond à celui des porteurs de narghilés, les limonadiers se battent avec les cuisines portatives, les turbans verts se heurtent aux turbans jaunes et s’injurient. On boit, on mange, on vend, on achète. Dans cette cohue, des femmes emmaillotées du barko noir et de la habara de soie glissent comme des chauves-souris sans que personne ait l’air de les apercevoir. Les pauvres fellahines portent leurs enfans à cheval sur leurs épaules. Les chiens aboient, les ânes braient, les chameaux grognent, les hommes crient, et, chose merveilleuse, chacun trouve son chemin sans blesser le voisin. Cette masse humaine a l’air d’un polype monstrueux dont chaque tentacule pousse une tête et dont toutes les fibres palpitent d’une sensation convulsive. L’étincelle de la vie morale jaillit ici du dernier degré de la misère humaine. Les estropiés et les aveugles essaient d’éveiller la pitié par des formules vraiment touchantes : Ana dêf Allah wan nebi, « Je suis