Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/369

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui lui tient tête, un ingénieur par exemple, vient à être renversé par un croc-en-jambe, son affaire est faite. Piétiner son ennemi à terre est un plaisir qu’elle ne se refuse jamais. — Un exemple de ses caprices. M. Taine nous a cité une bande révolutionnaire qui, prête à massacrer un prétendu accapareur, s’attendrit tout à coup, s’enthousiasme pour lui « et le force à boire et à danser avec elle autour de l’arbre de la Liberté où, un moment auparavant, ils allaient le pendre ». Des traits pareils ont été observés à l’époque de la Commune. Dans la dernière semaine, des prisonniers sont conduits à Versailles où la foule les entoure. Parmi eux, se trouve, dit M. Ludovic Halévy, « une femme jeune, assez belle, les mains liées derrière le dos, enveloppée dans un caban d’officier doublé de drap rouge, les cheveux épars. La foule crie : La colonelle ! la colonelle ! Tête haute, la femme répond à ces clameurs par un sourire de défi. Alors, de toutes parts, c’est un grand cri : «mort ! à mort !… Un vieux monsieur s’écrie : Pas de cruauté, c’est une femme après tout ! La colère de la foule, en une seconde, se retourne contre le vieux monsieur. On l’entoure : c’est un communard ! c’est un incendiaire ! Il est très menacé, mais une voix perçante s’élève, une voix drôlette et gaie de gamin de Paris : Faut pas lui faire de mal, c’est sa demoiselle à ce monsieur ! Alors, brusquement, grand éclat de rire autour du vieux monsieur. Il est sauvé… La foule avait passé, presque dans le même instant, de la plus sérieuse colère à la plus franche gaîté. »

Tout est à noter dans cette observation, autant le début que la fin. On peut être certain, puisqu’il s’agit de Français, que, à la vue de cette jolie amazone bravant ses meurtriers, chacun d’eux, pris à part, n’eût exprimé que de l’admiration pour elle. Rassemblés, ils n’ont éprouvé que de la fureur contre elle ; ils n’ont paru sensibles qu’au froissement de leur amour-propre collectif, exagération de leurs amours-propres particuliers élevés à une très haute puissance, par ce défi courageux. « L’amour-propre irrité, chez le peuple, dit Mme de Staël dans ses Considérations sur la Révolution française, ne ressemble point à nos nuances fugitives : c’est le besoin de donner la mort. » Très juste ; mais, en réalité, ce n’est pas chez les hommes du peuple isolés que les blessures de l’amour-propre ou ses égratignures s’élèvent à cette acuité d’exaspération homicide ; c’est dans les masses populaires. Et ce n’est pas seulement dans celles-ci, c’est dans tout rassemblement même d’hommes instruits et bien élevés. Une assemblée, même la plus parlementaire du monde, insultée par un orateur, donne parfois ce spectacle d’une meurtrière fureur de susceptibilité.

À quel point les foules, et, en général, les collectivités non organisées, non disciplinées, sont plus mobiles, plus oublieuses,