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vie, sacrée pour lui. Mais M. Ladvocat disparaît, le roi apparaît, escorté d’un régiment. Nouvelles hésitations : tuer tant de généraux, d’officiers « qui ont gagné leurs grades sur le champ de bataille, en combattant pour le pays, sous les ordres du grand Napoléon, du grand Corse » ! Le cœur va lui manquer, quand il lui vient à l’esprit, dit-il, qu’il a donné sa parole à Pépin et à Morey, et il se dit : « Il vaut mieux mourir — Et même tuer — que de survivre à la honte d’avoir promis, puis de passer pour lâche[1]… » Et il presse la détente. Peut-on dire que de tels hommes, Fieschi et Ravachol même, étaient inévitablement prédestinés au crime ? L’attentat du premier n’a pas été, non plus, une chose simple. Il a fallu, pour le produire, que l’astuce froide et taciturne de Morey, les ressources financières et intellectuelles un peu supérieures de Pépin, se soient combinées avec l’opiniâtre énergie de Fieschi ; et il a fallu aussi que le fanatisme des trois fût excité, chauffé chaque jour par les violences de quelques journalistes, encouragés eux-mêmes par la malignité ou la badauderie de milliers de lecteurs. Supprimez l’un de ces cinq « facteurs » — Le public, les journaux, la conception, l’argent, l’audace, — l’épouvantable explosion n’eût pas eu lieu. À chaque bombe qui éclate donc, — et à chaque scandale financier, parlementaire ou autre, qui émeut l’opinion, — nous pouvons tous faire, plus ou moins, notre meâ culpâ : nous avons tous notre petite part dans les causes mêmes de notre alarme. C’est un peu notre faute à tous si certaines organisations puissantes ont, comme on dit, mal tourné. Sans doute, il ne s’ensuit pas qu’on doive acquitter ces malfaiteurs. Les contagions que nous subissons nous révèlent à autrui, et à nous-mêmes parfois, encore plus qu’elles ne nous entraînent ; elles ne nous absolvent pas. Quand la foule féroce s’acharne au martyr, quelques spectateurs sont fascinés et entraînés par elle, mais d’autres le sont par lui. Dirons-nous que ces derniers, héros par imitation, ne méritent, à raison de cet entraînement, aucune louange ? Ce serait précisément aussi juste que d’épargner toute flétrissure aux premiers, parce qu’ils n’ont eu qu’une férocité de reflet. — Mais laissons, pour le moment, ces délicats problèmes de responsabilité. par les considérations et les documens qui précèdent, nous nous sommes seulement proposé d’étudier un peu la psychologie, la pathologie comparées des foules et des associations criminelles, mais non leur thérapeutique pénale.


G. TARDE.

  1. Il se préoccupait beaucoup de ce qu’on dirait de lui en Corse. Cette préoccupation dominante de la petite société et cet oubli de la grande sont caractéristiques. Ravachol, non plus, ne s’inquiétait que de l’impression produite par ses crimes dans le groupe de ses « compagnons ».