Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/461

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Gabrielle de Guimont est une maniaque d’idéal, qui rêve tout et que rien ne contente. Orpheline de bonne heure, elle a été élevée par un couple vieillot, oncle Raphaël et tante Agnès, avec une prudence vaine. Chez cette fantasque créature, la folle du logis est la maîtresse de la maison. À parler franc, Gabrielle est une toquée. Après avoir aimé, jeune fille, un jeune homme, Charles Méran, qui ne répondit pas à ses avances, elle a épousé, de dépit, M. de Guimont, un vieillard. Charles, qui l’aimait, eut des regrets aussitôt ; il les exprima, elle les accueillit. Elle le croyait un héros ; il n’était qu’un homme, et le jour où il le lui fit comprendre un peu brutalement, elle se fâcha et ne le revit plus. Elle tâcha d’oublier ; lui de même, par d’autres moyens, et Gabrielle, devenue veuve, lut un matin dans les faits-divers que l’aimé d’autrefois, après avoir vécu à outrance, venait d’essayer de mourir. Aussitôt, au nom du passé, elle le rappelle ; il accourt et se confesse. Elle, ravie, lui offre son cœur et sa main ; il refuse, parce qu’elle est riche et lui totalement ruiné. Une seule chose, en les égalant, pourrait les unir : ce serait, de sa part à lui, quelque dévouement sublime, un sacrifice inouï. Mais lequel ? On ne trouve pas, et, se sentant faible, Charles s’enfuit.

On trouvera. Gabrielle, exaltée par tant de noblesse, épousera son héros, en dépit de lui-même, en dépit de l’oncle et de la tante, qui résistent d’abord. « Il le faut, s’écrie-t-elle, car si j’échouais, qui sait s’il n’y aurait pas deux existences en jeu ? » Du coup, les deux pauvres petits vieux s’imaginent que leur nièce est coupable, menacée d’être punie par où elle a péché, et les voilà pleurant, moins de douleur que de tendresse, sur une faute grosse de conséquences qu’ils ne demandent qu’à chérir. Gabrielle saisit avec enthousiasme l’idée suggérée ainsi, l’idée de l’enfant, l’idée mère du drame. Le voilà le dévouement, le sacrifice rêvé ; il égalera le pauvre à la soi-disant coupable : elle n’achète plus l’amour, l’amour la rachète et la balance est juste.

Non, elle est folle, et nous allons en suivre les oscillations insensées. Gabrielle a chargé sa cousine et amie Emma de faire à Charles la gracieuse communication. Emma, qui n’est pas une personne compliquée, ayant été jadis, avec une simplicité dont on lui sait gré, la maîtresse d’un capitaine de cavalerie ; Emma n’a rien de plus pressé que de découvrir à Charles le secret de la comédie, lui conseillant d’y jouer son rôle et de concilier par cette fraude la légende du martyre avec la réalité du bonheur. Il accepte ; mais dès les premières feintes il se trahit. Gabrielle alors, indignée d’une telle fausseté, retourne brusquement les cartes, dément la messagère infidèle et se déclare réellement perdue. Il lui jurait de lui sacrifier la vie, l’honneur ; qu’il tienne sa parole. Fou de colère, puis de douleur, le malheureux la tiendra. Il peut servir sans ignominie celle que malgré tout il aime