Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/488

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit paisible ou agité, ces intérêts permanens le dominent, s’imposent et ne se modifient qu’à la longue. Ils forment précisément l’horizon propre de la politique extérieure.

Aussi les procédés et les traditions de cette politique sont-ils la partie la plus stable de l’existence des peuples. Ils présentent une sorte d’enchaînement régulier à travers les révolutions intérieures. Cependant cette immobilité n’est qu’apparente. Il arrive un moment où la montagne, qui semblait fixe, se déplace et déploie son versant opposé, où l’orientation qui semblait immuable doit être modifiée. Pour être moins visible, le changement n’en est que plus grave. Car, si un voyageur s’égare dans la forêt voisine, le mal n’est pas grand : il en est quille pour retourner sur ses pas. Mais s’il se trompe sur l’emplacement d’une montagne, le voilà complètement désorienté.

Nous sentirons mieux ce déplacement insensible qui s’opère chaque jour dans l’horizon de la diplomatie en comparant l’ancienne Europe à la nouvelle.


I

Cette Europe était encore plus mal bâtie que, la nôtre. Qu’on se transporte par la pensée au milieu du XVIIIe siècle : à considérer l’enchevêtrement des frontières, les empiétemens, les fissures, les fragmens d’Etats placés, pour ainsi dire, en l’air et déjà menacés de ruine par des poussées nouvelles, ou se croirait au lendemain de ces convulsions de la nature qui labourent profondément la croûte terrestre et entassent au hasard des blocs à peine refroidis. Sauf en Angleterre, en France et en Espagne, rien ne parait définitif. Toutes les espérances sont permises et toutes les chutes possibles. La Suède est encore à cheval sur la Baltique et n’a pas dit son dernier mot. La Russie sort de ses steppes. La Prusse grandit péniblement et n’a pas trop de toutes ses forces pour conserver la Silésie. La Pologne achève de se consumer dans l’anarchie. La complication des petits États allemands semble une gageure contre le sens coin m un. La Belgique n’est qu’un champ de bataille, une annexe incommode de la maison d’Autriche. La Hollande achète le droit de vivre en se mettant à la remorque de l’Angleterre. L’Italie renonce à vivre pour son compte et ne dispute même plus ses membres épars aux dominations rivales. Les Osmanlis refluent lentement vers les Balkans et masquent de leur rideau mobile les peuples endormis dans la péninsule. C’est encore le chaos du moyen âge.

Cependant, sur ce sol tourmenté, les mœurs monarchiques