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monarchique : des guildes de marchands comme la Hanse, des cités comme Venise ou Gênes, des corporations religieuses comme l’ordre Teutonique, déployer autant d’audace et de ténacité dans leurs entreprises que les monarchies les mieux assises. Le gouvernement de l’église catholique prouvait que les traditions les plus stables peuvent se perpétuer à travers le changement des personnes et la révolution des mœurs. Il semblait même que ces corporations avaient, sur les dynasties, l’avantage de ne point mourir et d’être moins exposées aux conséquences des infirmités humaines. On pensait toutefois que cette manière de gouverner ne pouvait s’appliquer qu’à un état restreint ou à un intérêt spécial comme celui de la religion. L’Angleterre et la Hollande combinèrent de bonne heure les bienfaits des deux systèmes. L’aristocratie anglaise, non du premier coup, mais peu à peu et, par le jeu naturel des institutions, forma une sorte de corporation flottante qui comblait les vides de la monarchie, et se montra de plus en plus capable de maintenir au dehors les traditions nationales maigri ; les oscillations des partis. Depuis le Sénat romain, on n’avait vu ni tant d’orgueil, ni tant de suite dans les desseins, ni si peu de scrupule dans le choix des moyens, ni une souplesse égale pour suivre l’opinion : car le Conseil de Venise lui-même n’avait pu garder le secret diplomatique qu’à la condition de supprimer la liberté. Aussi cette manière neuve et hardie de traiter les affaires du dehors, à coups de discours et de pamphlets, déconcertait en Europe les politiques de profession. Cela faisait scandale. On s’en tirait en méprisant un pays divisé contre lui-même. Néanmoins, qui eût considéré attentivement ces nouveaux acteurs du drame européen, entendu les harangues enflammées de lord Chatham, et vu grandir le sérieux, le patriotisme de ces parlementaires à mesure que la politique de la plupart des cours devenait plus mesquine et plus aveugle ; qui eut enfin comparé cette large méthode et ce vaste horizon avec la sagesse discrète et un peu timide d’un Kaunitz ou d’un Vergennes, eût pressenti l’aurore d’un temps nouveau[1].

Nous connaissons la scène et les acteurs : il resterait à dérouler la pièce. C’est un plaisir que chacun peut se procurer. L’histoire diplomatique est à la mode : il n’est pas une intrigue des deux derniers siècles qui n’ait été, de nos jours, curieusement étudiée, démontée sous les yeux du public. On laisse volontiers traîner ces sortes d’ouvrages sur les tables élégantes. Cela prouve

  1. Pour la peinture de l’état de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle, rien n’égale le tableau tracé par M. A. Sorel dans le premier volume de son grand ouvrage, l’Europe et la Révolution française.