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celle de la nation ; l’homme se trouve supérieur au héros de théâtre, et son froid courage ne fléchit pas sous tant de malheurs qui accablent sa tête. D’autre part, tandis que l’esprit national se réveille en France et soutient la fortune publique compromise par les calculs des hommes d’État, en Angleterre l’opinion se fait jour à travers les artifices et la corruption des gens de cour. C’est elle qui souffle vraiment la guerre ou la paix : de telle sorte que la pièce, commencée par une révolution de palais, s’élargit peu à peu et finit par mettre aux prises, non plus des cours, mais des peuples.

Pénétrons maintenant dans les coulisses, et tachons de comprendre le ressort de l’action.


III

Derrière les dieux mobiles et passionnés de l’Olympe, les poètes anciens imaginaient une divinité terrible, implacable et muette qui les tenait tous dans sa main : c’était le Destin. Dans le drame sanglant de l’histoire, une sorte de nécessité pousse tous les acteurs, rois, ministres, diplomates, orateurs ou soldats : et cette nécessité, c’est la raison d’État.

Le général de Ségur raconte qu’à la veille de la bataille d’Austerlitz, une discussion littéraire s’engagea entre l’empereur et Junot. « C’est, dit Napoléon, la politique qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne. C’est elle qui doit remplacer, sur notre théâtre, la fatalité antique, cette fatalité qui rend Œdipe criminel sans qu’il soit coupable ; » et il ajouta que… « tout ce qu’on appelait coup d’État, crime politique, deviendrait un sujet de tragédie, où, l’horreur étant tempérée par la nécessité, un intérêt nouveau et soutenu se développerait. »

Beaucoup d’excellens écrits qui paraissent tous les jours sur l’ancien régime ne satisfont pas complètement l’esprit. On dirait que la sensibilité moderne hésite à considérer en face la grandeur vraiment tragique de la raison d’État. Les uns se détournent avec dégoût et déclarent qu’après tout, deux ou trois siècles mal employés tiendront peu de place dans l’histoire générale du monde[1]. Les autres relèvent avec soin tous les traits de cynisme, tous les manques de foi, et dressent un réquisitoire. Ils se consolent

  1. Cette opinion, qui était celle de Prévost-Paradol (Essai sur l’histoire universelle), a été développée par M. Lavisse, dans sa Vue générale sur l’histoire politique de l’Europe. Signalons au contraire, parmi les plus vigoureux apologistes de la raison d’État, le sagace et profond historien du Cardinal de Richelieu, M. G. Hanotaux, notamment dans le chap. II de son deuxième livre.