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de la vie, ce jeu de l’ambition vous paraît méprisable. Fausse grandeur, vaine gloire ! dites-vous. Les rois ordonnent et les peuples se font égorger sans comprendre. Mais ne voyez-vous pas que cette obéissance passive a fait l’État ? De même que les armées modernes ne subsistent que par la discipline, de même nos grandes sociétés ne vivent que par une abdication continuelle et presque irréfléchie des intérêts privés devant l’intérêt général. Irez-vous expliquer à chaque soldat le plan de la bataille et à chaque citoyen le plan de la politique ? Faudra-t-il mendier de province en province et de ville en ville les subsides nécessaires à la chose publique ? C’est cependant le système qui prévalait jadis, avant que la politique n’eût dégagé des rivalités locales et planté au sommet de l’édifice national, comme un signe visible de ralliement, le drapeau de la raison d’État. Sans lui, nous aurions encore des chefs orgueilleux qui parlementent avant la bataille et retournent dans leurs foyers quand la guerre ne leur convient pas ; des provinces qui profitent des désastres publics pour se faire confirmer leurs privilèges et marchander l’impôt ; des gouverneurs toujours prêts à la révolte et des pays mal domptés toujours prêts à les suivre. Telle était la France avant Henri IV : et même après que Richelieu, continuateur de ce grand roi, l’eut fortement disciplinée, elle montrait encore, sous la Fronde, que la fusion n’était pas parfaite.

Je crois fermement que cette apparente léthargie de deux ou trois siècles a été pour les peuples une crise nécessaire et qu’elle a préparé les grands réveils de l’heure présente. Elle les a instruits, par la docilité, à l’abnégation, et par l’obéissance passive à la soumission raisonnée. Le sentiment tout seul a l’haleine courte : la France acclame dans François Ier son roi noblement vaincu et le lendemain elle fait ou laisse faire des Saint-Barthélemy. Il faut, pour consommer l’union, les lentes pressions et les coups redoublés. À ce prix seulement, des âmes discordantes se confondent peu à peu dans une seule âme. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour : tous les quarts de siècle, quelque grande secousse la remet en question. Il semble alors que cette haute raison d’État qui préside au travail des siècles et dont les hommes sont les serviteurs à demi lucides, évoque les nations devant son tribunal et les interroge : « Formez-vous enfin un seul peuple ? — Non, répondent les nations, nous sommes encore en pleine discorde, nord contre midi, protestans contre catholiques, pays d’États contre pays d’élection… » ; et la déesse impitoyable les rejette à la grande usine, où de nouveau le marteau de la politique frappe et durcit l’alliage.