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plus avoir de caractère coopératif ; celles des menuisiers de la rue Baron, des doreurs sur bois, des ferblantiers réunis, des facteurs en instrumens de musique de la rue Saint-Maur, des ouvriers en limes, des formiers, des lunetiers (mais celle-ci n’a plus que l’étiquette coopérative), des facteurs de pianos de la rue des Poissonniers. Voilà quelques associations qui ont tenu bon, les unes un quart de siècle, une même, celle des lunetiers, pendant quarante-quatre ans.

Ces exemples ne paraissent donc pas décourageans : si le plus grand nombre de ces sociétés semblent avoir sombré ou s’être dissoutes, certaines sont parvenues déjà à une longévité relative, plusieurs prospèrent. Mais ces dernières sont-elles encore vraiment des sociétés coopératives ? Les renseignemens manquent relativement à la plupart ; on en a, toutefois, pour les plus célèbres, les bijoutiers en doré et les lunetiers, et l’on peut répondre nettement que ces sociétés, qui sont nées coopératives, ont cessé de l’être et sont devenues de pures et simples sociétés anonymes. La véritable association de production n’existe que là où se rencontrent les conditions suivantes : toutes les actions composant le capital social appartiennent exclusivement à des ouvriers de l’établissement ou à d’anciens ouvriers de l’établissement ; tous les ouvriers occupés ou, du moins, de beaucoup le plus grand nombre, sont actionnaires ; aucun membre ne peut posséder plus d’un nombre restreint d’actions. Or, en ce qui concerne les lunetiers de Paris, ils sont à l’heure présente 58 associés et ils occupent 1 200 ouvriers salariés non associés qui ne sont même admis à aucune part dans les bénéfices[1]. Il est clair qu’une semblable association n’est plus une société coopérative ; c’est une société anonyme ordinaire. Les coopérateurs de 1849 ont obtenu un magnifique succès, mais ils ont cessé d’être des coopérateurs. Cette société avait débuté on s’appelant Association fraternelle ; le succès étant venu, la fraternité a disparu. Il en est de même des bijoutiers en doré : l’Annuaire de la coopération en 1893, dans sa notice sur Buchez, nous fait savoir que cette association, fondée par lui en 1834, a prospéré, mais a changé de caractère.

Cette évolution qui transforme les associations coopératives de production, avec le temps et le succès, en sociétés anonymes ordinaires paraît fatale. Si les documens manquent en France, ils abondent, au contraire, en Angleterre. Une femme qui s’est vouée aux études sociales et qui ne laisse pas d’incliner au socialisme, miss Beatrix Potter, a écrit un livre sur la coopération dans son pays ; elle analyse très finement et très justement

  1. Gide, De la coopération et des transformations, etc. page 18, note.