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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/709

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la rancune, à la vengeance, à la haine, elle donne pour borne sacrée la pierre des tombeaux. Elle ne permet pas que la malédiction, ni la honte, ni le châtiment poursuivent le coupable au-delà des portes de la vie. De la miséricorde divine et du salut elle a d’étranges pressentimens. À cet égard, le dialogue, on pourrait presque dire la discussion entre Antigone et Créon mériterait d’être étudiée en détail : « Le crime, objecte Créon, n’a pas droit an même traitement que la vertu. — Qui sait, réplique la jeune fille, comme si vaguement elle entrevoyait un dieu moins sévère à l’homme que l’homme même ; qui sait si ces maximes sont admises chez les morts ? — Certes, riposte le roi, mais un ennemi ne devient pas un ami, même après sa mort. » Et rien n’est plus émouvant, devant ce dernier argument de rigueur et de dureté, que le mouvement de l’âme compatissante se repliant sur elle-même, s’enfermant dans l’obstination, dans l’aveuglement de la tendresse et de la pitié : « Moi, je suis faite pour m’associer à l’amour et non pas à la haine. »

Il est bon d’observer ici que chez Antigone la divine charité n’empiète pas sur la justice humaine. Dans le conflit entre la loi de l’État et la loi surnaturelle, celle-ci ne réclame que sa part. Si farouche et même odieux que soit Créon, on peut le comprendre. La haine surtout l’anime, mais pour la voiler, pour la masquer, ni les prétextes ne lui manquent, ni peut-être les raisons. C’est soi-disant au nom de deux grandes idées qu’il lutte : l’idée de l’autorité absolue et l’idée de la patrie. « Il faut écouter, dit-il quelque part, celui que l’État a choisi pour maître, en toutes choses, petites ou grandes, justes ou injustes. » Et ailleurs : « Jamais le crime n’obtiendra de moi les honneurs que mérite la vertu ; mais quiconque aura montré du zèle pour sa patrie, je l’honorerai après sa mort comme de son vivant. » Créon joue donc son rôle de chef ; chef primitif, encore barbare, gardien intransigeant du droit absolu et au besoin atroce. Et voyez quelle est la justesse du génie grec et quelle mesure garde Antigone jusque dans la ferveur de sa piété. Elle ne cherche pas à réhabiliter son frère. Sans contester ni même excuser le crime du vivant, elle en veut seulement purifier le mort. Coupable, il a mérité son châtiment ; mais, une part ayant été donnée à la justice humaine, qu’une autre soit désormais laissée au divin pardon. Est-il possible de faire à l’avance, avec plus de discernement et d’exactitude, le partage délicat de nos devoirs, de mieux prévoir et d’interpréter mieux le précepte futur : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.

Le chef-d’œuvre de Sophocle, comme les plus rares parmi les chefs-d’œuvre antiques, possède donc un caractère sinon de prophétie, au moins d’annonciation morale, philosophique et religieuse il marque un pas en avant et sur les tragédies d’Eschyle, et sur telle ou telle tragédie