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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/711

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La musique écrite par M. Saint-Saëns, pour Antigone, est strictement conforme aux conditions connues ou présumées de la musique antique : unisson des voix entre elles toujours, et presque toujours unisson des voix avec l’orchestre ; orchestre fort simple, très léger, qui se permet parfois un modeste contrepoint d’accompagnement ; emploi de certaines tonalités ou plutôt de certains modes anciens (l’hypodorien par exemple, chœur numéro 1). L’effet ainsi obtenu est donc vraisemblablement selon la lettre du génie grec. Est-il aussi selon l’esprit ? On garde le droit d’en douter, cet esprit n’étant pas venu jusqu’à nous. En somme, et malgré la réelle grandeur d’un ou deux morceaux, la ravissante mélancolie d’un autre, cette musique a paru surtout monotone. Elle a en outre ce grave inconvénient, qu’elle empêche d’entendre les paroles du chœur, souvent admirables d’abord et puis nécessaires toujours à la physionomie comme à l’équilibre moral de la tragédie.

L’interprétation d’Antigone est très belle. M. Mounet-Sully dans Créon donne à plusieurs reprises par la voix, le geste et la diction la sensation du sublime ; rien de plus magnifique que la lente et douloureuse montée des degrés du palais par ce père qui porte et traîne à la fois le cadavre de son enfant. Mlle Bartet, par la mesure, la discrétion et la distinction exquise, atteint à la perfection de la grâce chaste et de la tendre dignité. « Je suis de la race des sœurs », disait-elle dans la Souris ; dans Antigone, c’est l’idéal même de cette race qu’elle a réalisé.

Allez donc entendre Antigone, et puis, si vous voulez prolonger, redoubler même en vous l’émotion sacrée, allez entendre Phèdre, où chaque dimanche Mme Sarah Bernhardt reparaît, plus passionnée, plus douloureuse, plus admirable enfin qu’elle ne fut jamais. Décidément le dieu ne s’est pas retiré de cette femme.


CAMILLE BELLAIGUE.