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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/774

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aspirations ; mais il prétendait les dominer par son ascendant et leur imposer ses voies : dupe en cela de ces idéologues qui lui inspiraient tant de mépris ; car le cadre administratif uniforme qu’il leur offrait, qu’était-ce, sinon l’esprit de la révolution retourné au profit du pouvoir ? L’ancienne politique était un jeu de patience ; l’épopée impériale fut un jeu forcené, qui entraîna l’Europe dans un mouvement vertigineux, secouant les trônes et les peuples, sans autres lois que l’intérêt du moment, appelant la Pologne aux armes et comprimant l’Espagne, remplaçant, en Italie, des républiques illusoires par un royaume plus illusoire encore, essayant en un mot de reconstruire l’empire de Charlemagne avec les matériaux de 89. C’est ainsi que le siècle s’ouvrit par la plus effrayante débauche d’intérêts et de forces qu’on eût encore vue dans le monde, comme pour démontrer que la force seule, même maniée par un génie surhumain, était désormais impuissante, et que rien ne se fonderait de durable sans le concours des peuples. La démonstration fut complète, lorsqu’on vit le César moderne échouer, moins devant la coalition des souverains, que devant le patriotisme des nations, qu’il avait réveillé, puis exaspéré.

Ce fut alors que l’Espagne, qu’on croyait morte, sous un gouvernement déconsidéré, se redressa tout à coup et montra aux Français étonnés, non pas ces gros bataillons serrés dont parle Bossuet, « semblables à des tours qui sauraient réparer leurs brèches », mais une nation fière, tenace, indomptable, enflammée par ses prêtres, toujours prête, comme au temps des Maures, à recommencer la lutte au couteau contre l’étranger, raidie dans son patriotisme au point qu’on eût pu croire que trois siècles de mauvais gouvernement avaient glissé sur elle et qu’elle retournait aux croisades, mais avec cette différence que l’ivresse de l’indépendance avait gagné jusqu’aux dernières couches du peuple et que les mendians eux-mêmes ressemblaient à des rois dépossédés. Dès lors, cette nation si grave et si malheureuse inspira du respect jusque dans sa hautaine indolence ; on cessa de disposer d’elle par des « pactes de famille », et quand on se mêla de ses affaires, ce fut pour flatter ses passions plutôt que pour les contrarier. La diplomatie se donna quelquefois l’air de la régenter, mais en la priant humblement de n’agir qu’à sa guise, et en retirant vivement la main chaque fois que le lion se mettait à rugir. À l’autre extrémité de l’Europe, dans cette immense et silencieuse Russie où dominait seulement la figure d’un maître entouré de serviteurs dociles, parmi ces peuples dont la physionomie est empreinte d’une sorte de résignation orientale, on vit,