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milieu du siècle, grâce à l’assurance imperturbable d’un homme d’Etat célèbre, qui se flatta d’enchaîner le monstre populaire par les mêmes artifices dont il avait enveloppé la fortune chancelante de Napoléon. Opposant un front serein aux plus cruelles déceptions, il disait en 1818 à M. Guizot : « L’erreur n’a jamais approché de mon esprit[1]. » On a essayé de réhabiliter les traités de 1815 sous prétexte qu’ils ont donné quarante ans de paix à l’Europe. Je ne saurais partager cette admiration. Que penserait-on d’un ingénieur chargé de régler le cours d’un torrent irrésistible, s’il se contentait d’élever un barrage en travers de la vallée ? Les villages voisins s’endormiraient dans une trompeuse sécurité, jusqu’au moment où les eaux, rompant la digue, renverseraient tout sur leur passage. Les politiques du Congrès de Vienne ne firent pas autre chose. La France elle-même, tout en déclamant contre les « odieux traités, » n’apercevait ni la force ni la direction des eaux menaçantes qui s’accumulaient derrière ce fragile rempart ; et lorsque, plus tard, elle travailla de ses mains à le démolir, elle fut la première submergée. Si, dès 1815, les gouvernemens, au lieu de combattre le mouvement national en Italie et en Allemagne, s’étaient efforcés de le diriger, peut-être nous auraient-ils épargné les douloureuses surprises de la fin du siècle.

Du reste, du côté des peuples, la lutte était si simple et le bon droit si évident, que, malgré beaucoup de souffrances, cet âge laisse une impression d’héroïsme juvénile. On montait joyeusement à l’assaut de la vieille citadelle. Les tuteurs de l’Europe avaient beau renforcer leurs grilles, les nations enfiévrées passaient au travers et couraient à de suspects rendez-vous. La Belgique jouait la pièce du Mariage forcé : malgré les supplications des puissances garantes, elle faussait compagnie au roi des Pays-Bas. L’Italie s’enveloppait dans un manteau couleur de muraille et se faufilait chez les carbonari, un poignard caché dans sa ceinture. Les étudians allemands chantaient, derrière leurs lunettes, de terribles « Gaudeamus igitur, » et faisaient trembler les trônes en battant la mesure avec leurs chopes. Temps heureux et naïf, où le drapeau tricolore semblait contenir dans ses plis les libertés du monde !

Cependant la diplomatie ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle faisait fausse route. Ne pouvant supprimer le mouvement national, elle cessa de l’attaquer de front. Elle entreprit de le tourner, c’est-à-dire de le faire servir à ses fins particulières. On flatterait les peuples, on les encouragerait au besoin et l’on aurait toute une

  1. Voir la remarquable étude de M. A. Sorel sur Metternich, dans ses Essais de critique et d’histoire.