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et seules pouvaient subvenir à de telles dépenses les municipalités ou la cour. En Angleterre le décor et les machines font de grands progrès chez le roi. Inigo Jones en invente de ravissans, dont les dessins subsistent. Mais ces splendeurs étaient trop coûteuses pour passer sur les théâtres publics pour lesquels écrivait Shakspeare : aussi ne songea-t-il jamais à employer d’autre magie que celle de son vers. Inigo Jones réalisait des changemens à vue avec ses machinistes, et Shakspeare avec sa poésie. Ceux de Shakspeare ont l’avantage qu’on les voit encore.


III

Quoi qu’on puisse penser de tant de naïvetés, d’indécences, de grossièretés, d’enfantillages, de ces ruines que tant de lierre couvre et dont on peut à peine discerner les formes, il faut pourtant regarder ces œuvres de près, et pour nous y déterminer une considération suffirait à défaut de toute autre : pendant que dans le théâtre de Bacchus, au pied de l’Acropole, les pièces de Sophocle étaient jouées une fois sans plus, les drames chrétiens, remaniés de siècle en siècle, ont été représentés cinq cents ans de suite, devant des foules immenses. C’est là un phénomène unique dans l’histoire de la littérature.

Plusieurs raisons l’expliquent, et on en a déjà fourni quelques-unes. La curiosité de voir était extrême, et dans ces spectacles on voyait tout ce qu’on pouvait souhaiter : l’inconnaissable, l’invisible, des miracles, la cour du roi, le paradis terrestre ; ce dont on avait entendu parler, ce dont on avait rêvé. Les moyens étaient simples, mais le public les jugeait suffisans.

Ce que les fêtes étaient dans l’année, les sacremens l’étaient dans la vie des hommes ; marquant les grandes étapes mémorables de l’existence. Tout un réseau de pratiques et d’obligations pieuses enserrait les mois et les saisons. Les cloches ne restaient jamais longtemps muettes ; elles tintaient moins discrètement qu’aujourd’hui et n’avaient pas peur d’appeler l’attention sur elles. À chaque période de la journée elles rappelaient à tous des prières à dire ; et, même à ceux qui n’en disaient pas, elles rappelaient l’importance de la religion. Les existences étaient ainsi comme imprégnées de religion. Or toute la religion était expliquée, représentée aux yeux, rendue tangible dans les mystères.

Les vers débités par les acteurs ne ressemblaient guère à ceux de Shakspeare ; c’étaient la plupart du temps des bavardages vulgaires, d’une prosodie barbare, où une allitération sans règles