Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/921

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

champs, la fleur du blé jetée par ses mains sous la meule ; il prête enfin, doucement, le serment d’hymen, de saine et féconde tendresse, et la vie puissante, la passion profonde animent également les trois réponses : la belle phrase de l’amour, la belle phrase du travail et la belle phrase de la forêt. — J’aime moins, beaucoup moins, les répliques de la jeune fille : elles ont quelque chose d’aigre, de maigre aussi, et la musique ici grimace au lieu de sourire. Mais la conclusion est toute charmante : de nouveau la flûte soupire ; encore adoucie et comme ouatée par les chœurs, qui reprennent tout bas, elle répand sur l’ensemble une plus mystérieuse et plus solennelle langueur. Peu à peu les voix se réunissent et les motifs s’étagent : celui du travail s’affirme, celui du moulin recommence à tourner. Tous faciles, tous expressifs et tous chantans, leur concert, en même temps qu’il s’élève, s’enrichit et s’illumine, et de cette vaste polyphonie une double sensation se dégage avec intensité : celle de la beauté dans la nature et celle de la joie dans les cœurs.

Joie de courte durée, que vient bientôt assombrir l’annonce de la guerre. L’imprécation de Marceline, à la fin du premier acte, est une page vigoureuse de déclamation lyrique. Peut-être la souhaiterait-on moins hachée, plus uniment animée d’un souffle continu et croissant, joignant ainsi à l’accent dramatique plus de beauté musicale. Il est permis d’imaginer, de regretter même ici quelque chose qui serait l’équivalent en musique des imprécations de Camille, par exemple, c’est-à-dire quelque chose à la fois de plus soutenu et de plus large, une inspiration moins brisée et haletante, et, plutôt que des saccades et des secousses, la progression jusqu’au paroxysme, d’un seul mouvement et d’une force unique. Tel qu’il est pourtant, selon la formule ou l’idéal moderne, il a beaucoup d’éclat, ce vocero paysan. Il a de la grandeur aussi, une grandeur symbolique. Par la voix de Marceline comme par celle d’une sibylle antique, la nature même proteste et crie, la vieille terre se plaint à l’avance des outrages et des blessures qu’elle va souffrir : S’il manque ici l’ampleur mélodique et ce qu’on pourrait, dans la bonne acception du mot, appeler le parti pris, l’effet est obtenu par les détails, par l’énergie et la dislocation du rythme, par l’âpreté de certains intervalles, par des séries d’accords froids, tristes et nus, sans que de tout cela jamais rien déchire l’oreille ou la blesse seulement. Et voici que Marceline, après avoir pleuré sur les choses ou pour elles, pleure sur elle-même, sur ses fils, qui des anciens combats ne sont jamais revenus. Plus personnelle et plus humaine que la première, cette seconde partie est peut-être plus belle aussi. Le chant s’y développe tristement : trois notes d’orchestre y reviennent tomber régulières et fidèles, comme pour compatir et consoler ; et puis la chanteuse, s’est montrée là si tragique, si noblement douloureuse, cordiale si profondément, que nous avons tous éprouvé, accrue et