Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 120.djvu/924

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

début du duo qui suit. De ces deux morceaux, le premier, par la tonalité, le mouvement et le sentiment général, rappelle de très près, et la ressemblance est flatteuse, l’admirable cantilène, dans une forêt aussi, de Sigurd : Esprits gardiens de ces lieux vénérés ! Quant au duo, je sais peu de plus heureux effets d’orchestre que la combinaison d’alto, de flûte et de harpe qui lui fait un doux et triste accompagnement. Tout cela, c’est de la musique, et la musique, voyez-vous, rien ne devient si rare chez les musiciens ; rien de si rare chez le musicien qu’était hier M. Bruneau, qu’il est encore, mais qu’il est un peu moins aujourd’hui. À propos de sa nouvelle œuvre, on a beaucoup parlé, comme on fait toujours, systèmes et théories. L’esthétique et la métaphysique se sont donné carrière. Les uns ont montré le drame lyrique français « partant de la symphonie continue à l’orchestre, qui développe les situations et commente les personnages », et « ne faisant plus du chant que l’expression des cerveaux et des cœurs ». Les autres, plus obscurs, ont vaticiné ainsi : « Écartant le geste des élémens et des êtres, nous avançons dans l’âme particulière ou générale : c’est là que s’accumule la vie. Nous sommes les assaillans des cités intérieures, partis à la conquête des synthèses. » — J’allais vous le dire, et vous comprenez maintenant pourquoi l’Attaque du Moulin est supérieure au Rêve,.. à moins que ce ne soit plutôt, et plus simplement, parce que les formes musicales y sont plus belles, les mélodies plus mélodieuses, et plus harmonieuses les harmonies. Il se pourrait. En tout cas, si demain on offrait à M. Bruneau, non plus un banquet d’honneur, mais un très léger repas, quelque chose comme une collation, nous ne refuserions pas d’y souscrire, heureux de saluer un progrès notable chez un artiste modeste, convaincu et consciencieux. Mais M. Bruneau, nous le savons par expérience, est au-dessus du blâme ; peut-être est-il également au-dessus de l’éloge, et de l’une et de l’autre supériorité nous ne pouvons que le féliciter.

L’Attaque du Moulin a pour principaux interprètes Mmes Leblant et Delna, MM. Vergnet, Bouvet et Clément. M. Clément chante d’une voix délicieuse, avec le goût le plus pur, le rôle de la sentinelle. M. Bouvet (Merlier) est d’une bonhomie héroïque, mais agitée d’un tremolo perpétuel, auquel les bras et les jambes même participent avec excès. M. Vergnet, d’aspect massif, prononce et joue moins bien qu’il ne chante. Mme Leblant a débuté dans le rôle de Françoise avec un éclat, que dis-je ? des éclats insoutenables. Quant à Mlle Delna, dont on vante les progrès, elle n’a pas progressé depuis qu’elle s’est révélée dans les Troyens. Cantatrice et tragédienne, elle reste ce qu’elle fut tout de suite : la perfection même, et la perfection la plus parfaite, celle de la nature. L’instinct infaillible, le divin instinct est dans cette enfant.


CAMILLE BELLAIGUE.