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On devine les résultats que devait donner une pareille administration. et l’on s’explique certains faits qui, partout ailleurs, seraient réputés invraisemblables. Nous n’en citerons qu’un, parfaitement établi par les récits des acteurs principaux ; il est caractéristique et met en scène deux hommes bien connus, à des titres différens, dans l’histoire de Cuba : l’un fut le gouverneur Tacon, dont le nom est resté au grand théâtre de La Havane, l’autre fut le boucanier Marti, que ses contemporains désignaient du surnom de Roi de l’île des Pins, où il avait établi son quartier général.

Grâce aux mesures fiscales adoptées par l’Espagne et aux droits exorbitans prélevés sur tous les articles importés, Marti s’était enrichi par la contrebande. Il avait groupé autour de lui une bande d’écumeurs de mer qui tenaient leur chef en haute estime. Il n’avait pas seulement à leurs yeux le prestige d’une force herculéenne et d’un courage à toute épreuve, il était en outre ménager de leur sang, homme d’affaires expérimenté, habile à dépister ses adversaires, habile surtout à revêtir tous les déguisemens et, avec un imperturbable sang-froid, à se glisser jusque dans l’entourage du gouverneur pour y surprendre le secret des opérations dirigées contre lui. Tout contrebandier et à l’occasion pirate qu’il fût, il ralliait les sympathies populaires. Tacon, récemment nommé gouverneur de Cuba, était décidé à en finir avec Marti. À son arrivée à La Havane, il avait trouvé le trésor vide et la contrebande organisée sur une vaste échelle avec la complicité de fonctionnaires grassement payés pour ne rien voir. La flottille espagnole, à l’ancre dans le port, se souciait peu d’avoir affaire avec le hardi boucanier, et les officiers trouvaient plus agréable de courtiser les señoritas que de courir des bordées sur les côtes.

Administrateur résolu, Tacon entreprit de réformer ces abus ; il fit rendre gorge aux fonctionnaires les plus compromis ; sur ses ordres, l’escadre prit la mer, en même temps il faisait afficher un placard offrant une forte récompense à celui des pirates qui consentirait à servir de pilote aux navires de l’État et à leur révéler les repaires des contrebandiers, une autre, plus considérable, à qui lui livrerait Marti, mort ou vivant. Ces mesures étaient pour gêner les opérations de ce dernier, mais non, semblait-il, pour y mettre un terme et amener sa capture. Entre Marti et Tacon ce fut, pendant plusieurs mois, une lutte dans laquelle le gouverneur eut constamment le dessous, son insaisissable adversaire apparaissant à l’improviste sur les côtes, débarquant son chargement et gagnant le large avant que les autorités fussent avisées de sa présence.

Un soir, Tacon travaillait seul dans son cabinet quand la porte