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Leur liberté n’était pas entière, on leur avait enjoint d’être prudens, et il y avait de délicates questions sur lesquelles ils n’avaient pu se prononcer en toute franchise.

De son vivant déjà, le plus débonnaire, le plus pacifique des saints était devenu parmi les siens un sujet de dispute et de contestation. L’homme extraordinaire qui aimait la pauvreté jusqu’à la fureur, qui, selon le mot de Dante, s’était fait une joie « d’épouser cette femme à laquelle, comme à la mort, nul n’ouvre sa porte avec plaisir, » avait donné à l’ordre créé par lui une régie que nombre de ses frères trouvaient dure et impraticable. Il exigeait que les maisons qu’ils habitaient ne leur appartinssent point, qu’ils vécussent du travail de leurs mains et que ce travail fût rémunéré en nature, que dans leurs besoins ils recourussent à la charité des fidèles, sans jamais recevoir une seule pièce d’argent.

Beaucoup d’entre eux se plaignaient qu’il eût été plus enthousiaste que sage, qu’il eût outré les choses, et ils posaient en principe qu’il fallait distinguer entre ses préceptes et ses conseils. Ils interprétaient, ils commentaient, ils glosaient, et dès l’origine la famille franciscaine se divisa en partis opposés. Tandis que les rigoristes, les spirituels, dans leur sainte obstination, entendaient pratiquer les conseils aussi religieusement que les préceptes, les relâchés, persuadés que le monde n’est pas incompatible avec le salut, désiraient que leurs couvens ressemblassent aux riches abbayes bénédictines. Quant aux modérés, ils s’appliquaient à tenir la balance égale entre ceux qui ne voulaient rien rabattre de l’austérité primitive et ceux qui en rabattaient trop. Ils demandaient qu’on demeurât fidèle aux inspirations du maître sans entendre ses paroles à la lettre, ils pensaient qu’on sauverait tout en mitigeant l’esprit de pauvreté et en multipliant les observances, qu’on pouvait sans pécher entrer dans certains accommodemens, transiger avec la faiblesse humaine et verser le vin nouveau dans les vieilles futailles.

Saint Bonaventure, élu général de l’Ordre en 1257, représentait le parti des modérés, lequel avait pour lui la faveur et l’appui de la curie romaine. Il se chargea d’écrire la biographie officielle du Poverello, du petit pauvre, en se faisant une loi de ne rapporter aucune parole, aucun fait qui pût fournir des armes aux relâchés ou aux rigoristes, et pour en user plus librement avec son sujet, sous prétexte que « la chronologie introduit de la confusion dans les récits, » il s’abstint soigneusement de suivre l’ordre des temps. Quel que soit le mérite de cette biographie composée par un docteur, doublé d’un politique, on comprend qu’il n’y faut pas chercher la vraie figure de celui qui n’avait connu d’autre sagesse que la divine folie. S’il n’avait tenu qu’à Bonaventure, son histoire officielle ou canonique aurait remplacé toutes les autres.