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une éventualité dont M. le ministre de l’Agriculture a cru devoir, il y a une quinzaine de jours, faire mention, au point de vue de La « défense nationale ». Or les statistiques de son ministère nous font connaître que les surfaces emblavées en blé vont chaque année en augmentant ! Ce n’est pas non plus un argument suffisant que de dire, comme on l’a fait à la tribune de la Chambre, qu’au prix de vente actuel « le cultivateur se trouve, toute l’année, avoir travaillé pour rien. » C’est effectivement un malheur, et nous y compatissons, mais ce n’est pas un malheur unique et qui puisse donner à ceux qui le subissent des droits à une indemnité nationale. Chaque année, une foule d’industriels et de commerçans se trouvent avoir travaillé pour rien, c’est-à-dire sans bénéfice, ou même ont réalisé des pertes, et personne au Parlement ne songe à les subventionner.

Les socialistes, aux yeux desquels l’intervention de l’état semble la panacée universelle, ont proposé, par la bouche de M. Jaurès, la création patriarcale de greniers publics, renouvelés des Pharaons, dans lesquels le gouvernement, qui aurait le monopole de l’achat et de la vente des blés étrangers, accumulerait les céréales pour en régulariser le cours. C’est ce que faisaient les municipalités avant 1789, et elles n’ont jamais réussi, durant plusieurs siècles d’efforts, à atteindre, comme fixité, un résultat comparable à celui que le commerce indépendant a obtenu depuis trente-cinq ans.

La vérité c’est d’abord, en ce qui concerne l’année courante, que le bas prix du blé vient tout simplement de sa récolte avantageuse : — ainsi l’orge et l’avoine, dont le rendement a été médiocre ou mauvais, se maintiennent à un prix supérieur à celui des années moyennes ; — c’est ensuite, et surtout, que notre crise agricole française est une crise de fermage : le loyer des terres a baissé, il baissera peut-être encore. L’État ne peut pas plus abriter les capitalistes ruraux contre ces revers de fortune, qu’il ne peut déposséder les capitalistes urbains de la plus-value de leurs terrains ou de leurs immeubles.

Il serait singulier qu’un État démocratique, comme la France, voulût empêcher par des moyens légaux cette diminution du revenu des propriétaires, lorsque l’aristocratique Angleterre n’a pas cru devoir rien faire pour s’y opposer, lorsque l’Allemagne, monarchique et féodale, s’y résigne. Le chancelier de Caprivi, dans une conversation récente avec le baron de Manteuffel, chef du parti conservateur-agraire, qui lui manifestait ses craintes relatives à la dépréciation des céréales, susceptible d’empêcher beaucoup de propriétaires de payer les intérêts de leurs dettes, n’a pas hésité à lui répondre « qu’on pouvait uniquement espérer l’amélioration de l’agriculture de l’abaissement du prix des propriétés à un niveau correspondant à leur valeur actuelle. » Selon M. de Caprivi, seuls les agriculteurs qui se rendront compte de cette situation pourront, bien qu’ayant acheté leurs terres à un prix trop élevé, ou les ayant