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pouvaient pas se souffrir : ces sortes de jalousies violentes sont dans le sang des Berbères, qui ne détestent rien tant que leurs voisins. Toute leur politique consistait à se faire le plus de mal possible. Il suffisait que l’un se rangeât dans un parti pour que l’autre se mît du parti contraire. Syphax, longtemps allié de Rome, ayant été entraîné par son mariage avec Sophonisbe, fille d’Asdrubal, du côté des Carthaginois, aussitôt Massinissa, fils de Gula, qui était venu en Espagne combattre les Romains, se tourna vers eux.

Cette alliance fit sa fortune. Il dut à l’amitié de Scipion et à la reconnaissance de Rome de devenir un roi très puissant. Il faut dire que, par ses qualités naturelles, il était tout à fait digne de la haute situation que lui firent les Romains. Quoique élevé à Carthage, il était resté un Berbère, et c’est ce qui explique l’ascendant qu’il garda sur les gens de sa race. Il n’y avait pas dans toute la Numidie de cavalier plus intrépide ; personne ne résistait mieux aux fatigues, et ne faisait d’aussi longues chevauchées dans le désert, sans boire ni manger. Sa libéralité pour les siens n’avait pas de bornes. Il ne s’attribuait rien du butin des batailles et le distribuait à ceux qui s’étaient bien conduits ; mais pour les lâches et les traîtres, il était impitoyable : il fit un jour exécuter sous ses yeux deux mille transfuges dont il s’était rendu maître. Cette sévérité le servit autant que ses largesses : de tout temps le Berbère a confondu le pardon avec la faiblesse, et il se sent un respect particulier pour ceux qui savent bien se venger. Mais la qualité maîtresse de Massinissa était une invincible obstination contre la mauvaise fortune : jamais il n’a perdu courage ; jamais, après les plus grands désastres, il ne s’est avoué vaincu. En cela, le Berbère diffère de l’Arabe, avec lequel on est trop tenté de le. confondre : tandis que le vrai musulman accepte la défaite comme un arrêt du ciel et s’y résigne, Massinissa, en quelque situation que le sort l’eût mis, comptait toujours sur les chances de l’avenir et, dès qu’il le pouvait, recommençait la lutte. Il faut lire dans Tite-Live le récit de ses campagnes héroïques contre Syphax, au moment même où Scipion préparait son expédition d’Afrique. L’armée de Syphax était meilleure, plus nombreuse, mieux exercée ; dans presque toutes les rencontres elle était victorieuse ; mais Massinissa trouvait moyen de se dérober après ses défaites, et, au moment où l’on s’y attendait le moins, il revenait avec des troupes nouvelles. Une fois pourtant il fut si complètement vaincu qu’il ne lui resta que quatre cavaliers de toute son armée. Blessé, presque mourant, il allait être pris, s’il ne s’était jeté dans un fleuve, que des pluies d’orage avaient grossi, et où les vainqueurs n’osèrent pas le suivre. Des quatre