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où quelque modèle de profession, quelque caporale Leone, superbe et fainéant, leur eût fermé la porte au nez. Maintenant, le Christ, redevenu socialiste, les amène à sa suite dans les plus somptueux hôtels des peintres à la mode où ils sont acceptés à l’égal des beaux torses anciens, et où ils prennent leur revanche du long dédain que les Renaissans témoignaient à la laideur et à la débilité.

Enfin, cette espèce de superstition de réalisme qui s’est emparée de notre génération a peut-être aussi acheminé l’art religieux dans la voie de l’anachronisme. Au premier abord, on est tenté de crier au paradoxe. Comment la recherche exagérée du vrai peut-elle conduire au faux ? Mais qui dira toutes les bizarreries et toutes les invraisemblances auxquelles le réalisme est condamné ? On se rappelle la prétention de tel théâtre progressiste de rompre avec les conventions du décor traditionnel, afin de donner au spectateur, jusque dans les moindres détails des accessoires, une forte impression de vérité. Ainsi, au lieu d’un miroir en bois peint ou en toile coloriée, on suspendit une vraie glace au fond du décor, bien en face des spectateurs. Mais voici qu’à peine la toile levée, on vit se refléter dans cette glace toutes les têtes du par terre, précisément dans une scène où l’acteur était censé seul dans sa chambre. Cela, donnait comme conséquence au réalisme le plus méticuleux l’invraisemblance la plus extravagante. En peinture, des recherches pareilles produisent de semblables résultats. « Ne faire que ce qu’on voit, » tel est le premier article du credo réaliste. Or il est évident que jamais artiste de l’avenue de Villiers n’a vu le Christ, ni ses apôtres ; la plupart du temps, il n’a pas vu non plus la Palestine. Logiquement il ne devrait pas les peindre. En effet, prendre un modèle d’atelier, l’affubler de tuniques orientales, s’entourer de photographies des lieux saints, c’est peut-être faire de la couleur locale : ce n’est pas faire du réalisme. Et même aller en Terre-Sainte, comme beaucoup l’ont fait, y croquer çà et là quelques pochades, puis loger dans ces études prises sous le ciel d’Orient des figures groupées sous la lumière du vitrage d’atelier, ce n’est encore pas donner satisfaction à la formule réaliste. Par ces mots « ce qu’on voit. » le réaliste entend « ce qu’on a l’habitude de voir, » les choses au milieu desquelles on vit, qu’on aperçoit de sa fenêtre, qu’on coudoie dans la rue, les gens qu’on n’a pas besoin de faire poser, mais qui posent tout seuls, à leur insu, dans les reflets ambians, dans le plein air. Sans rien exagérer, on peut bien dire, en effet, que le peintre ne rend avec une vérité certaine, avec une vie intense, que les figures dont une contemplation prolongée lui a permis de connaître les plus secrets