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montagne. — Viens, seigneur Jésus, sois notre hôte ! — La légende si touchante de Hans Memling, ce soldat de Charles le Téméraire qui quitta sa horde sanglante pour peindre les Sept joies de la Vierge, n’est plus une légende. Seulement au XIXe siècle, Hans Memling s’appelle Fritz de Uhde. Un doux rayon de mélancolie éclaire toutes ces figures d’apôtres ou de disciples, maigres, maladives et résignées : c’est le sourire de ceux qui souffrent. En regardant de plus près, on reconnaît en eux les gens que l’on a croisés en venant, dans le faubourg : ouvriers des chantiers, pensionnaires des asiles, gibiers d’hospice, claquedens qui circulent dans la Munich grecque, froide et païenne, sous les propylées ressuscités, en cherchant péniblement leur vie et en rêvant à nouveau d’un sauveur et d’un Paradis que les journaux de la Volkspartei font miroiter à leurs yeux. Ces gens entourent le Christ, lui amènent leurs petits enfans ; ceux-ci ont bien un peu peur de ce jeune monsieur si grave « qu’on n’a jamais vu rire, mais qu’on a souvent vu pleurer ; » ils s’avancent tout de même et lui tendent leurs menottes en souriant. — Dans un coin, nous voyons Jésus petit comme eux, plus petit qu’eux, emporté dans ses langes, la nuit, à la lueur d’un réverbère, par une pauvre femme du peuple qui grelotte sous son fichu noir et un pauvre artisan à chapeau mou : c’est un ménage qui quitte la ville où règne le chômage ; c’est la fuite devant un tyran qui, mieux qu’Hérode, tuera tous les petits enfans : la Misère. Ici, les pauvres dont il a fait ses amis dînent avec lui : c’est le repas des adieux et le soleil qui baisse à l’horizon semble annoncer la fin d’un monde. Ils l’ont accompagné dans tous ses triomphes populaires, dans les meetings tenus sur la montagne et au bord des lacs, sans que celui qui a dit : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » s’effarouchât de leurs visages ravagés par le vice peut-être autant que par la souffrance. Il a beau leur annoncer qu’il va les quitter, personne ne croira à la mort du sauveur, parmi ces ouvriers qui ne voulaient pas croire à la mort de Lassalle frappé par une balle, dans une lutte obscure, à Carouge. Quand se sont passées ces choses ? Il y a vingt siècles, quand on sculptait ces vieilles pierres de la Glyptothèque ? Non, mais hier, lors de la dernière grève. Chez des Orientaux, des étrangers dont le sort nous est indifférent ? Non, mais chez nous, chez ces esclaves du monde moderne qu’on voit, le soir, remonter des mines ou sortir des usines avec une résignation qui touche les uns ou une colère qui émeut les autres. C’est l’Evangile des prolétaires. L’œil s’étonne cependant et l’esprit hésite. L’ancien rittmeister poursuit son œuvre sans entendre les exclamations, sans écouter les remontrances, sans prendre garde aux progrès des sciences qui renouvellent tout autour de lui. Dans