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Toutefois, dans cette Jérusalem nouvelle, la famille reste une gêne. Selon l’organisation naturelle de cette société qui paraît si défectueuse aux communistes, l’homme choisit une femme, l’épouse, a des enfans et travaille pour eux. Qu’on les lui laisse, remarque encore M. Thiers, et vous n’extirperez plus de son cœur le désir de leur donner le bien de la communauté tout entière. Aussi Karl Marx a-t-il énoncé, dans son manifeste de 1847, cette seconde proposition : « Suppression de la famille, car la famille bourgeoise repose sur le capital et l’acquisition privée. » Cela suffit, et Karl Marx est, après tout, rigoureusement logique, car il n’y a pas, pour le travail individuel, pour l’appropriation individuelle, de stimulant plus énergique que la perspective, laissée au père, de transmettre à sa descendance le fruit de son labeur. Le communisme ne reculera donc pas devant cette seconde tentative, bien qu’elle soit le défi le plus éclatant à l’humanité, l’attentat le plus téméraire et le plus impardonnable à la liberté naturelle de l’homme. Tout le monde, aujourd’hui, peut vivre à sa guise, et quiconque se propose, comme un but idéal, de se vouer au bonheur des millions de femmes et d’enfans répandus sur le territoire national, peut garder le célibat. Il s’agit de supprimer la famille, c’est-à-dire de décréter l’obligatoire promiscuité des femmes et des enfans. La mère sera donc tenue d’abandonner sa fille (Karl Marx ne dit pas à quel moment) et de ne plus même la connaître ; il sera donc interdit aux parens, car il y aura toujours des parens, de protéger l’enfance de leurs rejetons, à plus forte raison, cela va sans dire, de développer et de cultiver leur intelligence, de leur inculquer le sentiment du bien. Enfin, pour mieux discréditer la famille, on flanque le substantif d’une épithète malsonnante : « famille bourgeoise », a-t-on dit, comme si l’union légitime de l’homme et de la femme avec ses conséquences était l’apanage d’une classe et n’était pas contemporaine du genre humain ! Cet incroyable effort pour faire descendre, par la plus odieuse des contraintes, l’homme au rang de la brute, mérite néanmoins, paraît-il, certains applaudissemens, puisqu’il faut à tout prix exterminer l’héritage pour empêcher la reconstitution de la propriété privée.

Mais Karl Marx ne s’arrête pas à mi-chemin, et la dernière proposition du manifeste est ainsi conçue : « Suppression de la nationalité. » Les prémisses mènent en effet à cette conclusion. Si je ne suis pas propriétaire de mon champ, disait déjà M. Thiers aux communistes de 1848, la France ne l’est pas davantage de ce qu’elle occupe du Rhin aux Pyrénées, l’Angleterre de ce qu’elle occupe du Pas de Calais aux îles Hébrides. Ce raisonnement a