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procédé vulgaire la soif de bien-être et de progrès qui dévore l’humanité. M. P. Leroy-Beaulieu, la statistique en main, a prouvé qu’on n’améliorerait pas dans notre pays la situation des paysans en remplaçant huit millions et demi de propriétaires ruraux par cent mille fermiers de l’Etat. Quoi ! pour élever tout le monde à la dignité de propriétaire, on exproprierait d’abord une si grande partie de la population ! on commencerait par rompre le lien étroit et fort qui unit tant d’hommes à la terre natale ! on leur infligerait cette déchéance matérielle et morale ! A l’exception des cent mille fermiers, tous les autres travailleurs ruraux, plus de neuf millions, n’auraient désormais d’autre mode d’existence que le salaire ! Mais la conclusion est au rebours des prémisses !

Est-il besoin d’ajouter que cette parodie du communisme, tout comme le communisme proprement dit, paralyse le libre essor des facultés humaines ? Ne peut-on pas dire aux collectivistes comme aux communistes que la terre ne se couvre pas d’améliorations nouvelles dès qu’elle échappe à l’appropriation individuelle ? que le simple tenancier, en sentant se rétrécir la sphère de ses espérances, rétrécit celle de ses travaux ? que l’octogénaire ne plantera plus s’il ne songe à sa postérité ? que le propriétaire est le seul agent des intérêts permanens et des améliorations lentes ? que seul il décide les changemens organiques dans la destination des pièces de terre, défriche un bois, plante, convertit une terre arable en prairie, fait une vigne d’une garrigue ? Par quelque ingénieuse combinaison qu’on substitue la propriété collective à la propriété privée, on arrête l’activité fructueuse de l’homme, on fait couler un poison dans ses veines, on glace officiellement son intelligence, on l’endort, on le plonge dans la nuit.

Encore n’avons-nous pris à partie qu’un collectivisme partiel et modéré, puisque le collectivisme total met en commun tous les moyens de production, exceptant à peine quelques outils très rudimentaires, par exemple l’aiguille à coudre. Les économistes répondent, non sans raison, qu’il n’est pas possible de tracer une ligne de démarcation nette entre les moyens de production et les moyens de consommation ; que beaucoup de produits prennent, suivant l’intention du détenteur, l’un ou l’autre caractère. Les pommes de mon verger, les raisins de ma vigne sont des moyens de consommation si je les affecte à mon déjeuner, mais ils deviennent des moyens de production si j’en extrais du cidre ou du vin. Voici, par conséquent, une intolérable et nouvelle entrave à la plus élémentaire des libertés humaines,