Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/468

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

occasion de lui attribuer tous les vices. « C’est vrai qu’il donnait aux pauvres le tiers de sa fortune, mais avec tout cela il était d’un égoïsme féroce, faux et déloyal, affolé de vanité. Jamais il n’a cessé de jouer pour la galerie. On admire beaucoup sa campagne en Grèce : je n’y vois rien de si admirable. Il était mortellement fatigué de la Guiccioli, qu’il traitait d’ailleurs comme aucune autre femme n’aurait supporté d’être traitée : il s’ennuyait, et il est allé en Grèce avec l’intention très arrêtée de s’y faire nommer roi, en dépit de ses opinions ultra-républicaines. »

Sur Belley, au contraire, elle ne tarissait pas en éloges. Mais il faut avouer que les renseignemens qu’elle nous donne sur lui sont tout à fait insignifians, et quelques-uns même risqueraient de rabaisser la haute idée qu’on s’est faite du noble et éthéré poète d’Adonaïs et de l’Epipsychidion. Sans doute Jane Clermont aura réservé ses confidences sur Shelley pour la seconde série, celle que M. Graham nous promet de nous livrer dans vingt ans. Mais dès maintenant M. Graham nous prévient que rien dans ces confidences ne porte une atteinte bien grave au caractère de Byron, et nous en sommes heureux, et cette assurance ne manquera pas de réjouirions les admirateurs du poète. Avec ses ridicules et ses vices, Byron était un autre homme que Shelley : il soignait moins son style et se souciait moins de l’harmonie de ses strophes, mais il avait le cœur plus chaud, et il a mis dans son œuvre une plus grosse part de son âme.

C’est ce que paraissent enfin sentir les lettrés anglais, qui depuis tant d’années s’obstinaient à mépriser Byron. Ils l’appelaient « un poète pour les Français » et affirmaient volontiers que ses poèmes, pour être appréciés, devaient être d’abord traduits dans une prose étrangère. Aujourd’hui une réaction se fait en sa faveur, et jusque dans les cercles les plus esthétiques. On recommence à le traiter en poète, à le citer, à s’occuper de sa vie et de ses idées. Bientôt il sera de bon ton de le préférer à Shelley. L’amour des poètes ne va point sans quelque injustice ; et le temps est bien éloigné encore où d’admirer l’un d’eux n’aura pas pour suite nécessaire d’en détester un autre.

Jane Clermont, du moins, avait d’autres motifs que des motifs littéraires pour détester Byron et pour aimer Shelley. Elle avait eu l’espoir — c’est elle qui l’a dit à M. Graham, — de devenir un jour lady Byron, et elle n’a pu pardonner à son amant de l’avoir détrompée, ni de s’être ensuite laissé prendre à d’autres amours. Shelley au contraire parait s’être attaché à elle toujours davantage. Il a tout fait pour obtenir de Byron que sa fille lui fût rendue ; il l’a jusqu’au bout gardée près de lui et tendrement aimée ; et c’est à lui qu’elle a dû de pouvoir vivre de si longues années dans cette aimable villa de Florence, où elle partageait son temps entre les souvenirs du passé et la dévotion. Elle