Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 121.djvu/470

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

logement pas trop cher. J’ai le choix entre deux poisons : entre aller passer quelques années aux Indes ou vivre seul dans un trou, en tête à tête avec la poésie. Je préfère ce dernier parti. Oui, je voudrais vaincre mon indolence et contraindre mes nerfs à quelque grand poème. Je vous en prie, que personne à Teignmouth ne soit prévenu de mon projet. Fanny doit avoir maintenant changé de nom, vous aussi peut-être ? Êtes-vous encore en vie ? J’ai toujours jusqu’à présent vécu indifférent au monde : toutes mes souffrances ne me sont venues que de l’imagination. Mais maintenant il faut que je lutte, il faut que je choisisse entre le désespoir et l’énergie. Je vais devenir énergique et lutter, malgré que le monde me soit devenu plus étranger que jamais. « Rien ne saurait ramener l’heure de la splendeur dans l’herbe et de la gloire dans la fleur ! » Et moi qui ai pris ces vers, autrefois, pour le rêve d’un mélancolique ! Mais pourquoi vous parlé-je sur ce ton ? Écrivez-moi vite ; votre ami sincère, JOHN KEATS. »


III

Avec une âme tout autre, et qui n’avait rien de cette douce et char mante tendresse, Thomas Carlyle, lui aussi, a su aimer ceux qu’il a aimés. Voici une lettre qu’il écrivait à M. Strachey, le fils de cette Mrs Strachey qui avait été « sa plus ancienne et sa chère amie » :

« Chelsea, le 10 mai 1847. Le mélancolique message qui m’est arrivé l’hiver passé n’a pas encore achevé de produire son effet sur moi. Les nouvelles journées et les nouveaux événemens ne font qu’apporter toujours de nouveaux souvenirs, tristes et sacrés. Jamais je n’ai eu, et je ne puis songer à avoir jamais, une autre amie telle qu’a été votre mère. Sa vie était une noble lutte : elle a cessé, et nous a laissés en présence de nouvelles luttes, encore pour un petit peu de temps. Le temps inexorable passe, dévorant à mesure tout ce qu’il produit : et ceux qui sont partis ne reviennent plus près de nous. Mais je sens que le souvenir de votre noble mère ne me quittera point, aussi longtemps que je séjournerai dans ce triste monde. »

M. Strachey publie encore plusieurs autres lettres qu’il a reçues de Carlyle[1], celle-ci, notamment, où Carlyle s’excuse de ne rien pouvoir pour obliger une dame qui cherchait à faire des traductions : « La traduction, en vérité, est un métier très fâcheux, comme d’ailleurs toute littérature, sauf dans le cas d’une vocation ou d’une nécessité absolues ; et pour une jeune dame surtout, je ne sais rien qui soit davantage à déconseiller. Moi-même, c’est par force que je suis entré dans ce métier, qui n’a été pour moi qu’une série de tracas et de peines. »

  1. The New Review, juillet 1893.